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Chopped Herring Records : diggers de l’extrême

Bruceforsight, DJ Chubby Grooves, Pro Celebrity Golf, Bob… Tous ces pseudonymes renvoient au fondateur (et seul employé) de Chopped Herring Records, et correspondent chacun à une des facettes de sa longue carrière dans le rap et l’industrie du disque en Angleterre. Nous avons eu l’occasion d’échanger avec ce « digger » passionné de hip-hop. Toute sa vie, il l’a consacrée à « l’archéologie » musicale, et c’est un peu grâce à Chopped Herring Records si les collectionneurs intransigeants ont pu se procurer des vinyles rares de Shadez Of Brooklyn, Action Bronson ou encore Masta Ace, le tout à un prix raisonnable. Avertissement: ce dossier est une plongée dans le rap underground. Aucun des rappeurs mentionnés dans cet article n’a remporté de Grammy. Aucun des albums évoqués n’est certifié disque de platine. Rendons hommage à ces perdants du business, dont la trace a été soigneusement préservée par Bob Lipitch.

Mais avant de rentrer dans le vif du sujet, précisons à l’attention du lecteur novice ce qu’est le « digging »…

Le digging, qu’est ce que c’est ?

Si ce mot ne vous dit rien, peut-être avez vous déjà entendu un de ses dérivés, lorsque samedi dernier, le cousin de votre coloc’ qui a passé la soirée à infliger aux autres invités de la musique totalement chelou et inconnue, vous a confié qu’il était un vrai « digger ». En Anglais, le verbe « to dig » signifie creuser. Le digger, donc, passe le plus clair de son temps à la quête du Graal auditif, de l’enregistrement dont ils sont seulement 12 à avoir entendu parler. La multiplication des supports musicaux, du bon vieux vinyle au formats numérique tels que l’incontournable mp3 ou le FLAC, plus qualitatif (format de compression sans perte), élargit sans cesse les champs de recherche et rend la tâche toujours plus excitante.

Le digging n’est pas une activité à temps partiel. Il faut en permanence être à l’affût des nouvelles sorties, surveiller assidument les bacs chez ses disquaires favoris. Car s’il y a une chose que le digger déteste, c’est passer à côté d’une bonne occasion, arriver après la bataille. Certains disques sont en tirage limité, voir très limité (moins de 500 exemplaires sur le marché mondial). De ce point de vue là, les formats de musique numériques ont un net avantage, de par leur reproductibilité à l’infini.

L’ennui, c’est que le digger se sent souvent un peu seul. Difficile de communiquer cette passion avec quelqu’un qui ne partage pas le même goût pour l’exploration musicale, pour le frisson de la rareté. Le risque est de passer pour une sorte d’archiviste un peu geek, s’isolant derrière ses montagnes de disques et poussant son amour de la musique à l’obsession. Mais que l’on se rassure, il n’y a rien de grave à cela, il suffit d’en être conscient et de savoir décrocher de temps en temps.

Le vinyle meilleur que le CD ?

Vous entendrez de la bouche de certains ayatollahs du vinyle que le seul support musical digne de ce nom est le disque microsillon. Il serait d’après eux en tout point supérieur au CD ou aux formats numériques… Pas si sûr. Depuis le déclin de l’industrie du disque vinyle dans les années 90, de nombreuses usines ont fermé, condamnant au chômage technique pléthore d’orfèvres du mastering, étape cruciale dans la réalisation d’un disque de qualité. Le retour en grâce (tout relatif) du format vinyle ces dernières années a un peu précipité les choses. Les quelques presses restées en fonctionnement ont vu exploser leur carnet de commande, il faut faire vite et à faible coût. Plus personne ne prend le temps d’écouter les test pressings (les premiers disques gravés, utilisés pour contrôler la qualité du mastering et corriger les éventuelles erreurs). Le résultat est trop souvent bâclé, à la grande déception du mélomane.

De plus, le hip-hop n’est pas à proprement parler une musique pour « audiophile ». L’audiophilie, n’est pas tellement l’amour de la musique, mais plutôt des techniques d’enregistrement et du matériel Hi-Fi haut de gamme. Ce type d’auditeur exigeant trouve le plus souvent son bonheur dans les enregistrements de jazz ou de musique classique. Les producteurs de hip-hop, même s’ils accordent pour la plupart une grande importance à la qualité de leurs enregistrements, ne font généralement pas d’effort supplémentaire dans cette direction. Une exception notoire à cette règle serait peut-être L’École Du Micro D’Argent de IAM, enregistré et mixé à la perfection.

Le culte du vinyle que professent certains mélomanes se rapproche du fétichisme. De par sa taille et donc celle de sa pochette, il permet la mise en valeur du travail des artistes qui oeuvrent à leur illustration de façon plus ostentatoire que le CD, et a fortiori que le mp3. Ne nous voilons pas la face, le pouvoir de séduction d’une belle pochette y est pour beaucoup dans l’achat d’un disque. Une collection de disques dans le salon, ça a de l’allure. Ça se consulte comme une bibliothèque, ça permet aux connaisseurs de se reconnaître entre eux. Le vinyle est aussi celui que l’on voit réellement tourner. Le principe est simple et tangible, la musique en devient presque visuelle. Bref, les raisons qui poussent à favoriser ce format sont, pour partie au moins, purement sentimentales.

Maintenant que nous sommes sur la même page, intéressons nous à la naissance de Chopped Herring…

Manchester state of mind

En 1992, en Angleterre comme partout, la culture hip-hop est en plein essor. DJ Chubby Grooves est conquis par cette musique, il fait ses armes en tant que DJ dans les clubs mancuniens. Il est très vite repéré par l’enseigne Fat City Records, un des disquaires les plus réputées de la ville, qui jouera un rôle essentiel dans la promotion du hip-hop en Grande-Bretagne. Chubby y travaillera comme vendeur, et représentera la boutique lors de nombreuses soirées durant lesquelles il enflammera le dancefloor. Les soirées Headfunk notamment, qui sont restées définitivement gravées dans la mémoire de la jeunesse de Manchester. Assurant parfois des premières parties pour Pharcyde, The Roots et même KRS-One, DJ Chubby Grooves se taille une solide réputation dans toute l’Angleterre.

DJ Chubby Grooves, circa 1997

 

« Le hip-hop à Manchester, c’était Fat City Records. On se connaissait tous plus ou moins, on se croisait à la boutique. C’est ce qui fait qu’il y avait une scène locale. Il y avait un endroit où on pouvait réellement se rencontrer. Internet a tout changé, mais je ne pourrais pas faire ce que je fais sans cette possibilité nouvelle d’atteindre les passionnés de rap à travers le monde entier. C’est extraordinaire! « 

Seulement voilà, Pro Celebrity Golf aimerait voir autre chose. Il ne s’imagine pas passer le restant de ses jours derrière le comptoir chez Fat City, ou derrière sa paire de Technics. À force de cotoyer les graffeurs, emcees et producteurs de tout le pays, il lui prend l’envie de mettre la main à la pâte. Il se lance alors, à la fin des années 90, dans le management d’un groupe de rap local dénommé The Idiots. Ce trio composé des emcees Z-9 et ADHD (a.k.a. Rod Hotley) accompagnés du producteur Jay Glaze se lancera dans une aventure américaine qui capotera dès le début à cause du manque de sérieux de l’équipe et de querelles intestines.

Au retour des États-Unis, Bob réunit ADHD et Jay Glaze pour leur parler de sa dernière idée: monter un label. Une cinquantaine de morceaux avaient été conçus et ne verraient pas le jour avec l’implosion de The Idiots. Quelle frustration! Il fallait se remettre au travail et vite. Tous les trois partageaient la même vision du rap, tous les trois étaient déçus du tournant qu’amorçait cette musique au début des années 2000. Il n’en fallait pas plus pour qu’il se lancent, et qu’un premier maxi voie le jour l’année suivante: Out To Lunch / Double Glazing. Faisant appel à ses anciennes relations dans le milieu du disque, Bob parvient à placer son disque dans les bacs de tous les disquaires indépendants du pays. Les 500 exemplaires sont vendus en quelques semaines seulement, un début plus qu’honorable dans l’underground.

Jay Glaze – Out To Lunch (feat. Rod Hotley)

« Daydream », ou l’origine d’un logo atypique

Une question vient naturellement à l’esprit lorsque l’on parle de Chopped Herring Records, à savoir celle de l’origine du nom de ce label. On a beau se creuser la tête, impossible de saisir une quelconque référence hip-hop. C’est un bien étrange délire qui est à l’origine de ce nom inattendu. Revenons en 2001, année 0 du label anglais. Le mp3 achève de s’imposer comme le format musical du futur, des caisses de vieux disques moisissent dans les entrepôts de stockage. Les disquaires, indépendants comme franchisés, cherchent à se débarrasser de leurs vieux disques invendus et invendables. N’ayant que faire des tendances et de la mode, Bob récupère des kilos de vieilles galettes un peu ringardes. En mélomane attentif et averti, il sait déterrer d’intemporelles pépites égarées dans les bacs qu’il explore afin d’y constituer une banque de samples personnelle. Il tombe un jour sur « Daydream », douce balade oubliée de Günter Kallmann. Il venait de récupérer un lot de 80 exemplaires d’une compilation Easy Listening sur laquelle le morceau figurait. Il s’agissait du 5ème et dernier titre de la face C. C’est alors que lui vient une idée complètement farfelue: avec un ami un peu débrouillard, il met au point un système lui permettant de découper les 80 disques à la scie sauteuse afin de n’y laisser que le morceau « Daydream ». Les deux bricoleurs se retrouvent alors avec des disques de la taille d’un 45 tours et décident, pour faire une bonne blague, de commercialiser ce single de Günter Kallmann. Découpant au ciseau les pochettes, ils réalisent avec les morceaux de carton le logo que nous connaissons maintenant: celui de Chopped Herring Records.

Günter Kallmann – Daydream

 

Après plus de 15 ans d’existence, Chopped Herring Records propose désormais près de 150 références. Un catalogue varié, composé de rééditions, de démos inédites et de nouveaux espoirs de l’underground.

Digging in the crates

« Parfois je trouve des DATs, des ADATs, des bandes magnétiques, des cassettes… Étant donné l’état dans lequel sont ces supports que je récupère, il faut parfois décider de ce qui doit sortir ou non, ce qui doit être entendu ou ce qui n’est pas indispensable. C’est un choix difficile. »

Bob Lipitch est devenu une sorte d’archéologue du hip-hop. Il s’est fait une spécialité de ressusciter des rappeurs demeurés dans la confidentialité la plus totale. Il est difficile de se représenter le volume et la diversité de la scène hip-hop des années 90. Il faut s’imaginer que le commun des mortels n’a accès qu’à une fraction de toute la musique enregistrée à cette époque. Internet n’avait pas encore réduit au néant le temps et les distances, nombreux sont les disques et les cassettes qui n’ont jamais circulé au delà de la ville, ou de l’État dans lesquels ils étaient produits. En fin de compte, la plupart d’entre nous (même les plus connaisseurs) n’avons pu écouter que la « pointe de l’iceberg ». Certains diggers parmi les plus aguerris possèdent par chance des EP de One Deep, Definite Vacation -4- Suckas ou Doz Funky Baztardz. Malheureusement il y a bien longtemps que ceux-ci prennent la poussière sur les étagères de collectionneurs qui refusent de s’en séparer. C’est là que Chopped Herring Records entre en jeu, pour remettre en circulation quelques centaines d’exemplaires de ces vinyles rarissimes.

MC Paul Braman (feat. Michel Gondry) – It Can All Be Taken Away

« Michel Gondry a touché au rap aussi. C’est un ami de MC Paul Barman. Il a produit quelques morceaux pour lui, et monté une petite vidéo. Un des morceaux figure sur Thought Balloon Mushroom Cloud, l’EP de Paul . C’est dingue! »

La tâche est loin d’être simple. Afin de réaliser un disque de qualité, pas question de s’appuyer sur un fichier numérique ou un CD. Il faut mettre la main sur les masters d’origine. Pour la préparation des EP North Bronx Shit et The NY Kings, regroupant des morceaux de North Bronx Alliance et Aiello Wilson, il a d’abord fallu pister la trace des principaux intéressés qui avaient depuis longtemps jeté l’éponge. Révélés par l’émission de Stretch Armstrong et Bobbito Garcia grâce au titre « 80 Proof Rhymes », Aiello et Rob Dinero ont déchaîné les passions sur internet et les forums dédiés au Stretch & Bobbito Show. De ce crew du Bronx, il n’existe pourtant qu’une douzaine de morceaux en tout et pour tout. Tout a commencé en 1997 avec le single « Black Soil » édité à 300 exemplaires. Le second disque, Live 97 / Black Caesar, n’a lui pas dépassé le stade du test pressing. Il en a été produit entre 5 et 10 copies, personne ne s’en souvient vraiment. Ajoutez à cela quelques cassettes promo et vous obtenez l’ensemble de la production officielle de Aiello Wilson et du crew N.B.A. . Difficile de faire plus underground. DJ Rob Dinero a par la suite eu l’occasion de travailler en studio avec Big L, en backer sur « Platinum Plus » et « Flamboyant », travail pour lequel il n’a jamais été crédité. Après cet ultime échec, c’en est fini pour North Bronx Alliance. Constatant que les test pressings Live 97 / Black Caesar atteignent jusqu’à 700 dollars aux enchères, Bob décide de rééditer ces perles rares et d’offrir la possibilité aux amateurs moins fortunés de découvrir ce emcee si injustement ignoré qu’est Aiello Wilson. Exploitant les enregistrements studios originaux, il se paie même le luxe de révéler à la face du monde des morceaux totalement inédits, dont l’incroyable « Nobody Can Save U ».

North Bronx Alliance – Nobody Can Save U

There’s A Situation On The Homefront

« Je fais régulièrement de belles trouvailles. Tellement de projets ont été rejetés par les maisons de disques. L’histoire du hip-hop telle qu’on la connait a été façonnée par les décisions des cadres des grands labels. Il s’est passé tellement de choses en dehors de ce système. »

L’histoire du hip-hop underground, c’est aussi celle du refus. Des portes qui claquent. Des douches froides. Des larmes. L’idée, lorsqu’on enregistre une démo dans sa chambre avec des potes ou dans le garage du cousin, c’est de la faire entendre à ceux qui prennent les décisions. Celles qui ont le pouvoir de changer votre vie, de faire de vous la nouvelle star du rap. Mais en 1994, cela veut aussi dire entrer en compétition avec Nas et Notorious B.I.G., et les dizaines, les centaines de jeunes recrues à qui on a déjà dit oui. On, c’est l’armée des directeurs artistiques de label, par qui passent une quantité de cassettes dont la majorité sombrera dans l’oubli. Mais dans la masse confuse de ces enregistrements, comment être sûr de ne pas passer à côté d’un talent rare? A présent, le temps appliquant sa patine sur les choses, il est possible d’aborder toutes ces cassettes abandonnées avec un regard neuf. C’est ce à quoi s’est employé Bob pendant des années. Il suffit d’une conversation, il suffit que soit mentionné le nom d’un emcee qui aurait tenté sa chance sans succès il y a une vingtaine d’années pour que sa curiosité soit piquée. Quelques coups de fils, quelques e-mails, et le voilà qui prend l’avion pour New York. Quel beau métier…

Tha Grimm Teachaz – « Grimm Sayas » 

Bob pourrait vous raconter un paquet d’histoires un peu tristes de rappeurs pleins d’espoir qui ont été contraints d’abandonner leur rêve de succès. Celle de KDz, PMDF et DJ Koufie l’a particulièrement intéressé. Originaire de Chicago, le trio se fait appeler Tha Grimm Teachaz. Énergique et originale, leur musique rappelle un peu celle de Da Bush Babees et de Onyx. Repérés très tôt par Jive Records, ils sont bien décidés à se tailler une part du gâteau. Leur premier (et dernier) concert se déroule en 1992 à Philadelphia, où ils assurent la première partie de Shaquille O’Neal et Tevin Campbell. Pour bien comprendre ce qui va se passer ensuite, il faut se souvenir du rayonnement qu’a Shaquille à cette période. Il vient d’être sélectionné par l’équipe Orlando Magic et devient rapidement le meilleur marqueur de son équipe. Il sera sacré Rookie Of The Year au terme d’une saison exceptionnelle. Et en plus de cela il fait du rap, et le rap est en passe de s’imposer comme la musique la plus populaire aux États-Unis et dans le monde entier. Il a lui aussi signé chez Jive Records. À la fin du concert de Tha Grimm Teachaz, l’ambiance est électrique, le trio de Chicago a retourné la foule. Lorsqu’ils quittent la scène, Shaquille prend leur place et commence à se moquer du groupe, et notamment de la moustache de KDz. Les moqueries tournent à l’insulte, c’est l’humiliation. Comment se sortir de cette situation? Certainement pas en enregistrant un diss track visant la star montante de la NBA. C’est pourtant ce que fera Tha Grimm Teachaz avec le morceau « Grimm Sayas », morceau prévu pour figurer sur leur premier album. Deux rappeurs qui se tirent dans les pattes au sein d’une même maison de disque, ça fait désordre. Jive choisira donc de ne pas entraver le parcours de Shaq et enterrera There’s A Situation On The Homefront. Le groupe explose plus ou moins à cette époque, suite à une dispute déclenchée par PMDF lorsqu’il s’aperçoit que le couplet qu’il a enregistré pour le remix de « Can We Talk » – une chanson de Tevin Campbell- a été effacé de la version définitive.

C’est du moins ce que Serengeti, le rappeur Chicagoan, a voulu faire avaler à tout le monde. Tha Grimm Teachaz est une parodie plus vraie que nature (Nous avons été totalement bluffés), qui ne fait pas que se moquer du rap de la golden era, des rimes survitaminées mais parfois ridicules, ou des looks improbables de l’époque. C’est sans aucun doute une réelle preuve de l’amour et du respect qu’il porte à ceux qui ont fait du rap ce qu’il est devenu, et qui l’ont influencé dans le choix de « devenir » Seregenti, aka KDz. La preuve s’il en fallait de l’imagination débordante des rappeurs. Cette histoire, Serengeti l’a rêvée, puis lui a finalement donné corps. La légende veut que Tanya, le frère de KDz (oui, le frère) ait sorti du sous-sol de leur maison un carton a moitié pourri contenant diverses reliques de cette piteuse aventure dans le rap, dont les masters originaux de l’album There’s A Situation On The Homefront. Vous voyez bien où je veux en venir. Vous voyez bien quel personnage s’apprête à faire son entrée dans ce récit. Notre cher Pro Celebrity Golf, amusé par cette farce, contacte personnellement KDz pour lui faire part de son envie de donner vie à cet album prétendument abandonné. Il sera divisé en deux parties, chacune commercialisée au format vinyle à 350 exemplaires. Mais cette histoire, vous l’avez peut-être déjà entendue des lèvres de Serengeti sur le Kenny Dennis EP en 2012.

« Shazam! Shazam! Shaq don’t want none »

Serengeti – « Shazam »

Fresh Herring Records

En 2016, la situation a bien changé. Même si le hip-hop a encore de beaux jours devant lui, rares sont les labels qui osent s’aventurer hors de la musique numérique, la musique dématérialisée. Le CD- et le vinyle a fortiori- sont maintenant réservés aux stars du rap. Aux Kanye, Kendrick, Apollo… Quand on évolue dans l’underground il faut bien souvent se contenter de briller sur internet. Mais parfois la chance est au rendez-vous. Disons plutôt que parfois, le talent rencontre les ressources techniques et financières. Bruceforsight (aka Bob), le patron et unique employé de Chopped Herring Records, aime deux choses plus que tout au monde: le hip-hop et les vinyles. De savoir que de jeunes rappeurs aux poches remplies de rimes ne trouvent pas le moindre label prêt à prendre le risque d’imprimer leur voix sur microsillons, ça le met en rogne. Il a offert à de nombreux galériens l’opportunité de poser leur emprunte sur la wax. Quand on a le nez fin, le risque se mue en aubaine, l’incertitude laisse place au succès. 350 tirages, c’est un bon début pour se faire un nom dans le rap underground.

Rétrospectivement, le fait que les majors aient ignoré l’incroyable Dr. Lecter qu’Action Bronson balance à la face du monde en 2011 paraît bien malheureux. Il aura fallu attendre 2015 et l’album Mr. Wonderful pour que Atlantic daigne enfin accorder à Bronsolino la place qu’il mérite dans le rap game. Pourtant, tout ce qui fait le succès de Bronson aujourd’hui était déjà présent il y a 5 ans. Le flow rapide, la voix criarde et haut perchée, l’ambiance soul, le sarcasme et l’ironie… Lorsque Chopped Herring se saisit du phénomène, c’est le jackpot. Les 500 copies de Dr. Lecter sur double LP se vendent en un temps record, et s’échangent maintenant à prix d’or. Tant pis pour ceux qui ont trop attendu. La frilosité caractéristique des grandes maisons de disque n’a rien de nouveau, d’où l’intérêt des labels indépendants, dont la vocation est de vendre des disques exigeants à un public averti.

Promouvoir les nouveaux espoirs du hip-hop, c’est tout l’objet de Fresh Herring, division de Chopped Herring consacrée au rap actuel. Bob est difficile, n’entre pas dans le catalogue de son label qui veut. Il tient à maintenir une homogénéité d’ensemble, une identité sonore spécifique. Chopped Herring, c’est un peu de nostalgie, beaucoup de boom-bap, un rap infusé au jazz et à la soul. Bob a les yeux tournés vers les États-Unis et il l’assume. Le rap anglais ne le fait pas tellement vibrer, c’est un fait. Il n’a pas pour autant des oeillères et sait détecter le talent chez un rappeur, même lorsque celui-ci est affublé d’un accent de Londres ou de Manchester. Il n’est certainement pas passé à côté du mancunien Burgundy Blood, qu’il a contribué à faire sortir de l’anonymat avec The Cordial Stance EP, puis Suede Comet. Ce n’est pourtant pas un petit nouveau, il est même présent sur « Out To Lunch », le premier single officiellement sorti sur Chopped Herring en 2001. Et oui, Rod Hotley, c’est lui! Avec Bob, ils sont amis depuis le début des années 90. Signe de l’intérêt suscité par ce rappeur dans l’underground, on voit apparaître sur son premier album des figures respectées du milieu telles que Kool Keith et Sadat X. Chose assez originale, Suede Comet a donné son nom à un film dont la bande originale n’est ni plus ni moins que l’ensemble des morceaux de l’album. Il s’agit en quelque sorte d’un clip musical de plus d’une heure à l’esthétique troublante, mélange d’onirisme et d’absurde. Burgundy Blood porte tout au long du film des masques variés, allant de la perruque portée à l’envers au bas résille. On sait peu de chose de ce rappeur, mais son univers totalement personnel intrigue. Il sait rapper et écrire de bons textes, mais on ne peut s’empêcher de penser qu’il pourrait disparaître de la scène en un claquement de doigts, à la manière d’un rêve éveillé.

Burgundy Blood – Suede Comet

Tout ça ressemble un peu à de l’artisanat. Tous simplement parce que c’en est. Il n’y a pas tellement de recette, pas tellement de plan préétabli. Lipitch fait avec ce qu’il trouve et suit son intuition. Ce que j’appelle ici l’intuition, c’est cette oreille du digger, éduquée à force d’écoute. Quand on a écouté comme lui des milliers de disques, on devient capable de trier le bon grain de l’ivraie sans avoir à trop y penser. L’expérience d’hommes comme Bob est capitale pour la continuation et la conservation du patrimoine de la culture hip-hop. Au sein de cet écosystème il est à la fois l’archéologue et l’archiviste, le mécène et le distributeur. Face à l’ampleur de la tâche il n’est cependant pas seul. Il est en concurrence avec certains labels indépendants tels que Six2six, Dope Folks, Slice Of Spice, Sergent Records ou encore la chaîne OGDonNinja sur Youtube. Il ne s’agit pas tellement de rivalité féroce, mais de complémentarité. Tous privilégient le vinyle mais exploitent des filons différents. Longue vie à l’underground!

Puisqu’on ne va tout de même pas en rester là, voici une playlist concoctée par nos soins regroupant 20 morceaux puisés dans le catalogue de Chopped Herring Records. Veuillez excuser par avance la qualité un peu aléatoire du son. N’oubliez pas que certaines demos ont été enregistrées il y a plus de 20 ans avec un matériel assez rudimentaire…

Chopped Herring Records en 20 morceaux

Ed Pays

Envoyé spécial à Bordeaux. Spécialiste du rap de vieux, qui passe son temps à débattre de l'autotune. La dernière fois qu'il a écouté PNL, on l'a retrouvé en PLS.

View Comments

  • Bonne initiative l'interview, mais l'histoire autour de tha Grimm Teachaz c'est une blague hein.. c'est un side-project où ils ont juste singé le son de l'époque et bâti un faux background un peu fun.. bref.

  • Il s'avère que c'est une histoire un peu confuse. Les deux versions figurent sur le web. Mais après de plus amples recherches la thèse de la parodie prend plus de crédit... Mea culpa, l'article sera revu en conséquence. Merci de nous suivre!
    Peace

  • Bravo pour cet article sur ce super label honteusement méconnu en France et ailleurs. Out To Lunch est toujours aussi mortel après toutes ces années je ne m'en lasserai jamais.
    Je ne comprend pas que cet article ne mentionne même pas ce chef d’œuvre qu'est le manifeste du label: Three Sinister Sylables, c'est fait exprès?

    • Merci pour le compliment! J'ai pris beaucoup de plaisir à l'écrire, à discuter avec Bob pour sa conception. 3 Sinister Syllables fait partie de l'histoire de Chopped Herring à part entière, c'est même un des temps forts de cette histoire. Plusieurs raisons à cet "oubli". Primo, cette mixtape mériterait un article à elle seule, plutôt qu'un malheureux paragraphe dans un article déjà long. Sérieusement, j'y pense. Ensuite, étant un inconditionnel du rap, je ne sais pas si je suis la meilleure personne pour écrire sur un projet de type "Cut'n'Paste". L'ellipse sur les débuts du label est volontaire, judicieuse pet-être pas. J'ai préféré m'attarder sur le superbe travail de réédition qu'accomplit Chopped Herring. Merci encore pour votre avis, cela me fait réfléchir sérieusement à écrire sur les projets "Cut'n'Paste" de Bob et sa bande. D'autant qu'un nouveau mix est en cours de production...

  • Bien vu d'avoir mentionné Slice of spice, Dope Folks et Sergent pour faire le parallèle. Ca sent la recherche. Celle qu'on fait. Les heures qu'on passe à écouter le son qui va te faire bouger la tête comme un fou.
    Perso j'ai une préférence pour Dope Folks.

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