Chilla nous a donc accordé un entretien dans lequel aucun sujet n’a été éludé. Pour ce faire, nous avons pris place dans un salon cosy de l’Hôtel Renaissance (Paris I), et nous sommes revenus, avec la native de Genolier, sur l’ensemble des thématiques qui nous intéressaient : du processus de création de l’album à son image dans les médias, en passant par ses racines malgaches, ou encore le rôle de Tefa dans sa carrière.
BACKPACKERZ : Combien de temps a pris l’élaboration de Mūn ?
Chilla : Je m’y suis mise en juillet 2018. J’ai dû faire environ soixante-dix titres. J’ai essayé plein de choses. J’ai eu une résidence à Nice, à Marrakech, j’ai écrit entre ces deux résidences au studio, à Paris. A Nice, j’étais avec mon beatmaker. Youssoupha est passé et a co-écrit « Premier Jour d’École », puis je lui ai en quelque sorte braqué le titre « La Nuit ». Il composait pour d’autres artistes mais quand j’ai entendu ce morceau, je lui ai dit que je le voulais absolument pour mon album ! Pour le reste, j’ai tout écrit, fait mes propres toplines. Le processus était spontané en fait, j’écrivais quand j’avais le besoin d’écrire, il y avait vraiment un truc thérapeutique dans mon approche.
Comment appréhender un premier album ?
J’ai commencé à prendre conscience de la chose suite à ma tournée pour Karma. Cette tournée d’un an et demi m’a permise de voir les failles de ce projet, d’avoir un retour sur mon image. Karma était une quête d’identité. Je voulais tout faire, tout montrer. J’ai pu voir quelles étaient mes limites sur scène, au niveau du texte, du souffle. J’ai aussi pu me rendre compte des sujets que je n’avais pas approfondis. La tournée, ainsi que les retours du public, m’ont permis d’acquérir de la confiance. Là, je tiens à rentrer un peu plus dans mon intimité, à plus m’ouvrir. Lors de mes premières interviews, je transpirais le manque de confiance en moi. J’ai des névroses qui me poursuivront toute ma vie, mais aujourd’hui, je suis à l’aise avec ce que je suis, mes valeurs, et avec le talent dont j’ai hérité.
Il y avait vraiment un truc thérapeutique dans mon approche de l’écriture
Le talent additionné au travail. Avec le conservatoire, tu as acquis une rigueur musicale que d’autres rappeurs n’ont pas. Comment cela t’aide dans l’élaboration de ton Rap ?
Justement, dans Karma, j’étais dans truc où je voulais prouver. J’étais à la recherche de légitimité. Je me suis rendue compte que chaque morceau que je faisais me faisait passer un cap. Comme tu le dis, le travail est au centre de l’évolution. Si j’avais pris des vacances, des jours de congés, je n’en serais pas là aujourd’hui. Je critiquais la rigueur du conservatoire qui me bridait à l’époque où je faisais du violon. J’avais l’impression de perdre en liberté. Mais j’ai gardé des mécanismes issus de cette époque, qui me permettent d’être cadrée dans ma manière de travailler.
J’aime aller au bout des choses. Me dépasser musicalement, lyricalement. A défaut d’être dans un rap fait uniquement d’assonances et d’allitérations envers et contre tout, j’ai envie de dire des choses. Peu importe si ça ne rime pas, peu importe si ce n’est pas carré d’un point de vue technique, je veux transmettre de l’émotion. Cette émotion, je ne peux pas la transmettre lyricalement si la mélodie ne va pas avec. Donc oui, le conservatoire m’a affûté l’oreille, même si sur ce projet, ce qui m’a libéré, c’est vraiment l’aspect production. A la base, je n’ai aucune notion de FL, Logic, ou autre. Par contre, sur clavier, je vais mettre des heures à trouver mes notes car je ne suis pas pianiste, mais certains accords de l’album viennent de moi. Pour moi, cela a été un réel avantage de bosser avec Fleetzy. On est très complémentaires, il n’y a pas d’égo mal placé entre nous. Pour en revenir à l’aspect instruments, je pense que mon prochain projet sera plus organique.
Fleetzy a produit la majorité de l’album. C’est un producteur qui monte. Comment s’est créée cette alchimie entre vous deux ?
Tefa l’a signé il y a un an et demi et il avait vu dès le départ que nos deux univers iraient bien ensemble. Ce qui a connecté direct avec Fleetzy, c’est qu’en plus d’être un beatmaker, c’est aussi un chanteur. A force de bosser ensemble, c’est devenu naturel entre nous.
Tu as repris le violon ?
Je suis en phase. Je ne rejoue pas encore régulièrement, mais j’ai posé du violon sur deux ou trois prods. Je ne vais pas l’intégrer de suite sur scène car le fait de ne pas en avoir joué pendant sept ans m’a fait perdre les automatismes. J’ai perdu ma corne au bout des doigts, ma souplesse, il faudrait que je re-muscle mon dos, que je retrouve mes repères sur la touche. Cela demande énormément de rigueur, je pense qu’il va me falloir quelques cours, mais je veux clairement intégrer le violon sur scène. D’autant plus que Matou, mon DJ, est aussi violoncelliste.
A l’écoute de l’album, on se rend compte que tu as vraiment passé un cap dans ta capacité à alterner Rap et chanson. Comment tu le travailles ?
Le simple fait de jouer les morceaux de Karma sur scène m’a fait prendre conscience de mes failles à ce niveau. J’ai arrêté de vouloir constamment prouver et me prouver, j’ai aussi arrêté de crier dans le micro. Je me suis rendue compte qu’en mettant plus de flow, plus de groove, tu avais un rendu qui était tout simplement meilleur. Je voulais mettre beaucoup de puissance dans ma voix, mais sur scène, les moments les plus émouvants sont ceux où je me montre le plus fragile et douce. J’avais tellement mis de côté ce côté doux, que j’avais presque fini par perdre de ce côté plus sensible. Je l’ai totalement récupéré dans le processus créatif de Mūn, vu que j’étais aussi dans bonnes dispositions, au soleil, loin de la pression parisienne. Cet apaisement m’a permise trouver cette homogénéité, mais interpréter les morceaux de Karma sur scène m’a fait prendre conscience de beaucoup de choses.
Comment vis-tu le fait de constamment être renvoyée à ton image de féministe ?
J’ai un peu tendu le bâton pour me faire battre. « Sale Chienne » et « Si J’étais un Homme » sont des titres écrits spontanément. Pour « Sale Chienne », j’avais besoin de répondre aux commentaires datant du début de mon exposition, des commentaires qui m’avaient touchés. Pour que les hommes ne soient pas exclus j’ai écrit « Si J’étais un Homme ». Je n’ai pas envie qu’on soit là à tous se tirer une balle dans le pied, au contraire. Mais essayez de vous mettre à notre place le temps d’un morceau.
J’aimerais que la musique soit au centre du propos.
Quand les mouvements « Mee Too » ou « Balance ton porc » ont émergé, je ne pouvais pas la fermer sachant que je m’étais déjà positionnée sur le sujet. Ce que les médias en ont fait, cela m’a servi comme desservi. Cela m’a donné une grande visibilité, tout en m’enfermant dans une case. J’ai eu une étiquette dans je me serais bien passée. Sur un EP de dix titres, seuls deux reprennent la thématique du féminisme. Bien sûr que je suis féministe, mais je pense l’être autant que vous. Cela vous ferait chier de voir une femme se faire agresser dans la rue, tout comme moi. Vous ne voulez pas qu’un inconnu se comporte mal avec votre mère ou votre sœur, tout comme moi. Je me sentais peu à peu récupérée. Au final, dans mes chansons, je parle plus de moi, de mes états d’âme. Je dirais même que je suis plus dans l’égocentrisme et l’égotrip plutôt que dans le féminisme si tu prends l’essentiel de ma tracklist. J’ai conscience qu’il y a des gens qui m’écoutent, mais j’écris d’abord pour moi.
Penses-tu qu’un jour dans le rap on arrêtera de faire le distinguo entre rappeur et rappeuse ?
J’ai l’impression qu’on vit dans une ère où la différence est pointée du doigt. Si on ne pointe pas du doigt le fait que je sois une femme dans un milieu masculin, on pointera le fait que je sois une blanche qui se réapproprie les codes noirs, ou bien une malgache qui renie ses origines. Il y aura toujours à dire. Les gens aiment pointer du doigt les différences, parfois pour les pointer du doigt, parfois pour les mettre en valeur, on tombe vite dans des clichés, mais cela fait vendre du papier. J’aimerais que la musique soit au centre du propos.
Concernant tes racines malgaches, tu as pu en garder un ancrage, notamment au niveau de la langue ?
Mon père a grandi dans une famille franco-malgache où il lui était interdit de parler malgache. C’était considéré comme la langue du pauvre, qui ne pourrait pas s’intégrer en France. Au même titre que les italiens d’avant par exemple. Donc il parlait la langue mais il n’a jamais voulu nous l’apprendre. J’ai été déposer ses cendres au pays en 2011 et j’ai ma famille qui y est encore, ainsi que ma maison à Tana. Je n’ai pas pu y retourner depuis, mais j’ai envie d’y retourner, et y faire des choses.
J’ai perdu mon père assez jeune, même si j’ai pu avoir cette éducation d’un père malgache, j’ai quand même cette frustration de ne pas avoir été plus proche de mes origines, car c’est un pays super riche, avec une culture qui l’est tout autant, et une histoire différente des Dom-Tom. Je ne suis pas totalement une enfant du pays mais je suis la fille d’un malgache, c’est un truc fort que je tiens à préserver.
Je t’ai vue sur scène en première partie de Kery James au Zénith. Peux-tu nous parler de cette expérience ?
D’abord, c’était un honneur. Ensuite, un défi, car il s’agissait d’une de mes premières dates. Le public de Kery James était assez à l’écoute, ce qui n’est pas toujours la cas pour les premières parties. J’étais submergée par l’émotion, j’avoue avoir un peu perdu mes moyens. Je me souviens avoir commencé mon set avec « Lettre au Président », dédicace à son morceau « Lettre à la République ». Je voulais vraiment lui faire honneur, en arrivant avec un truc qui fasse honneur à Kery et à son public. Un moment vraiment fort pour moi.
Le lien entre Kery et toi, c’est Tefa ?
Mis à part Bigflo et Oli dont j’ai aussi fait la première partie, tous les artistes avec lesquels j’ai connecté, c’est Tefa. Il n’a pas forcé les choses. Je suis tous les jours au studio, donc il y a du passage, par exemple Fianso. Ils ont tous été bienveillants avec moi, en me prenant comme une petite soeur qu’il faut épauler.
Du coup, quelle est le rôle de Tefa dans ta carrière ?
Il y a la dimension professionnelle, dans le sens où il s’est mis dans la posture d’un mécène qui a tous mis à ma disposition pour que je puisse concrétiser. Mais c’est comme un oncle. Il est très bienveillant, il y a aussi une dimension humaine sincère et honnête, mais j’ai toute la liberté artistique que je recherche. Il a aussi ce rôle de me recadrer quand je pars un peu en vrille, de me faire prendre su recul sur ma musique. Sans non plus être ce producteur qui veut régenter ta musique, te diriger.
Sur Karma, il était un peu plus derrière moi, j’apprenais encore mon métier, et je n’étais pas sûre de moi. Mais sur Mūn, j’ai choisi les réalisateurs et les stylistes avec lesquels je voulais bosser. J’ai fait plus de soixante-dix morceaux, il ne se gène pas pour me dire quand c’est de la merde, je ne me gène pas pour lui dire quand je suis sûre de moi sur un morceau. On a des rapports vraiment sains et équilibrés.
Je trouvais la collab’ avec Kalash assez improbable sur le papier. Mais elle accouche d’un bon banger. Comment la connexion s’est faite?
Au lycée, j’écoutais beaucoup de Reggae, beaucoup de Dancehall. Je suis arrivée il y a trois ans dans les studios de Tefa, il m’a demandé quel était mon feat rêvé. J’ai répondu Kalash. Cela pouvait se faire vu qu’il était signé sur le même label que moi, mais j’ai préféré attendre le bon moment, qu’il n’y ai pas d’interférences. Je l’ai rencontré par hasard et j’ai été agréablement surprise d’apprendre qu’il kiffait bien ce que je faisais. Il m’a ensuite contacté pour des prods de Fleetzy, on en a profité pour se caler une session studio.
Je suis arrivée avec mes prods, et on l’a choisie ensemble. Kalash, c’est une machine. Il a un métissage dans sa musique que j’adore. Tu peux le retrouver sur un banger Trap, comme sur un morceau Reggae love. Pareil pour GrosMo, qui est en featuring sur « Ego », tu peux le retrouver sur un truc Egotrip comme sur un morceau d’amour. Je trouvais cela super d’être sur un banger plutôt Trap avec Kalash, et d’être sur un morceau plus caribéen avec GrosMo, alors que cela aurait pu être l’inverse.
Je suppose que Mūn est l’aboutissement d’un cheminement, personnel comme professionnel, ayant débuté même avant Karma. Pourrais-tu m’en dire davantage ?
Mūn, c’est vraiment un résumé de cette transition entre l’adolescence et le passage à l’âge adulte. Du passage de jeune fille à femme. C’est le règlement de beaucoup de névroses, il y a vraiment ce truc de tout ce que je pensais subir, ces échecs que je ne pensais pas pouvoir surmonter, cela a fait ma force et c’est ce qui fait aussi que je me libère autant musicalement que physiquement. J’ai perdu quinze kilos sans régime ni sport, juste en écrivant. Il y a vraiment un truc psychosomatique avec la musique et cet album est le reflet de cette personnalité paradoxale qui est la mienne. Entre la pénombre et la lumière, entre la mélancolie et la joie. Une mélancolie heureuse aujourd’hui, j’ai pu régler certains soucis du passé, et j’arrive à me projeter dans le futur.
Tu es de plus en plus à l’aise avec le fait de te livrer, on peut le voir notamment avec un morceau comme « Bridget », mais tu ne le fais pas encore totalement, ce n’est pas un Rap à cœur ouvert.
Quand je vois l’écriture d’un gars comme Nekfeu, je me dis « putain, c’est la consécration ». Il y a des choses que je serais incapable de dire, du coup quand tu écoutes un artiste se livrer de la sorte, dans des choses dans lesquelles tu pourrais te projeter, tu te dis que tu aimerais te livrer autant. J’estime l’avoir fait au maximum sur cet album, mais je suis encore trop remplie de pudeur, et mon histoire ne m’appartient pas. Il y a des personnes impliquées dans chaque histoire, j’ai toujours ce truc de me dire « je me dois de protéger mes tiers ». Mes proches n’ont pas choisi d’êtres exposés. Et j’ai aussi besoin de me protéger.
Entretien mené avec Ju Pi.
Remerciements : Julia Ratto, Hôtel Renaissance.
Photos : @Ladegaine_ et @JuPi.
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