Dans le paysage musical rap US nous avons tendance à attribuer l’année 2024 à Future, compte tenu de son marathon musical qui se traduit par trois projets (dont deux en collaboration avec Metro Boomin) auréolés de succès. Néanmoins, celle de Childish Gambino n’en demeure pas moins remplie que son collègue d’Atlanta. D’abord, c’est sur le petit écran en tant que Donald Glover qu’il va s’illustrer avec la sortie du remake de Mr & Mrs Smith au mois de février, pour lequel il a été scénariste et acteur. On le retrouve également sous les traits de 21 Savage au sein d’un trailer d’un faux biopic d’American Dream, le nom éponyme du projet de l’artiste de la Zone 6. Lorsqu’Hollywood n’a plus besoin de lui, c’est sous son alias Childish Gambino qu’il va continuer de travailler avec la réédition de son projet 3.15.20 au mois de mai dernier.
Ce dernier trouve rapidement un successeur s’intitulant Bando Stone and The New World. À l’instar des The Weeknd ou Tyler, The Creator, s’il y a bien un artiste qui sait créer des momentum autour de ses œuvres c’est bien Childish Gambino. Puisqu’il s’agit possiblement de son dernier projet musical, procédons d’abord à une petite revue non exhaustive de ses différents rollouts. Plus que de simples promotions, ce sont de véritables enjeux artistiques qui vont fournir des clés de compréhension importantes à son public. Encore faut-il qu’elles soient toutes saisies…
Tout fan invétéré de rap US connaît Because the Internet, considéré comme son magnum opus par une grande partie de sa fanbase. Onze ans plus tard, la recette demeure encore inégalée dans le paysage musical rap.
Pour se démarquer de ses collègues, Glover réunit toutes les (nombreuses) cordes de son arc et les met à la disposition de sa vision artistique. On l’a vu incarner le personnage de Troy Barnes dans Community, écrire des scénarios pour la série 30 Rock alors pourquoi ne pas utiliser ces bagages pour créer une œuvre à la fois ambitieuse et audacieuse ?
C’est en partant de ce postulat que Because the Internet n’est pas uniquement considéré comme un projet musical mais comme une œuvre bicéphale composée d’un album mais également d’un court métrage intitulé Clapping for the Wrong Reasons, porté par le protagoniste nommé The boy. Afin de rendre cet univers le plus crédible possible, il va penser aux moindres détails, allant du choix des vêtements (chapka, chemise hawaïenne, short également utilisés pour l’EP Kauai) à l’attitude un peu nihiliste caractéristique du personnage (voire de Glover lui-même à cette époque) qui vont lui coller à la peau durant tout le circuit médiatique ainsi que dans certains clips (“Telegraph Ave”, “3005”) dont ont bénéficié le projet.
Résultat ? Une œuvre considérée pour beaucoup comme un classique du rap contemporain, influençant bon nombre d’artistes sur son passage à l’instar d’un Montell Fish aux USA ou d’un Nelick en France. La force de ce projet réside surtout dans son éclectisme assez impressionnant, à la frontière entre le rap, la pop et le R&B qui permettent à Childish Gambino de transcender les genres et de partir à la conquête d’un public plus large que le simple spectre hip-hop.
Néanmoins, son successeur intitulé Awaken, My Love! a subi une exploitation différente. Avec un virage funk, Childish Gambino décide d’opérer différemment en établissant une promo plus discrète sans être dénuée de sens pour ses fans les plus fidèles. Dans la saison 1 d’Atlanta, les plus curieux ont pu dénicher la cover du projet dans le décor de l’épisode 9. Outre l’easter egg, Glover et son équipe ont développé une application nommée PHAROS dans le but de permettre à son public d’assister à une série de concerts privés, le tout dans un cadre afro-futuriste semblable aux sonorités explorées sur le projet en question. Cette discrétion s’accompagne surtout d’un tour de force vocal exceptionnel où il a pu démontrer l’étendue de son talent dans un univers musical réservé auparavant à des figures légendaires de ce genre telles que Prince ou encore George Clinton.
En revanche, si tout semblait plus ou moins linéaire jusque-là, 3.15.20 va rebattre les cartes de ses promotions habituelles. Sorti par surprise en plein mois de mars 2020 durant le confinement, Gambino dévoile son album via un site internet contenant un immense tableau similaire à la cover d’une de ses premières mixtapes nommée Culdesac. Ledit site proposait un stream continu de l’album composé de morceaux affublés d’une suite de chiffres quasi aléatoires, rendant la mémorisation de ceux-ci difficiles d’accès.
Pour autant, l’album demeure efficace et s’inscrit dans la pleine continuité du cocktail pop, soul et R&B qu’il a pu concocter dans ses précédents travaux. Certaines chansons telles que “Time” ou le single de l’été 2018 “Feels Like Summer” figurent même parmi les meilleurs de sa longue discographie.
D’autres chansons présentent de bonnes idées mais ne paraissent pas toutes abouties, que cela soit au niveau du mix ou dans l’exécution en elle-même. Qu’est-ce que cela apporte dans l’héritage Gambino ? Un cruel manque de compréhension par une partie de ses fans qui se sent bousculée par cet album peu facile d’accès au premier abord. Pas de quoi écorner la carrière de l’artiste bien qu’il reconnaisse son manque d’entrain à l’époque : « Oui, j’ai adopté cette approche parce que je suppose que c’est par rapport à ce que je traversais. Je venais de perdre mon père, je venais d’avoir un enfant et je vivais beaucoup de nouvelles expériences différentes à la fois. Je pense que les gens ont raison. Cela aurait suscité une réaction différente. » [Source : Complex].
Cette incompréhension reconnue par le principal intéressé l’a mené quatre ans plus tard à repenser la construction du projet qualifié de “version définitive”. Désormais, les morceaux ont des noms ainsi que l’album sobrement intitulé: ATAVISTA.
La tracklist revisitée paraît plus cohérente et le mix est retravaillé. Certains artistes tels que Summer Walker ou Young Nudy sont même ajoutés dans cette version 2.0 afin d’apporter une plus-value à des morceaux qui méritaient un peu plus d’épaisseur musicale.
Cette rectification promotionnelle illustrée par le clip du génial “Little Foot Big Foot” prépare surtout le terrain pour son dernier album Bando Stone and The New World, annoncé pour le mois de juillet 2024. Cette nouvelle est aussi plaisante qu’amère car la succession rapide de ces deux projets musicaux empêche ATAVISTA de pouvoir briller comme il le mériterait, le reléguant ainsi au rang d’œuvre incomprise dans sa discographie.
Vous l’aurez compris, le rollout relève donc d’une importance non négligeable pour Childish Gambino puisqu’il a pour habitude de surprendre son public grâce à une vision avant-gardiste du métier d’artiste. Si cela s’accompagne de certaines réussites, d’autres “échecs” relatifs comme ATAVISTA témoignent d’une rigueur constante qui doit sans cesse être adoptée.
Après ce revers, plus que pour n’importe quel autre album, il semblerait que tout le monde ait les yeux rivés sur ce qui semble être son chant du cygne.
En effet, la nouvelle est tombée : il s’agit du dernier acte du scénario Gambino. On connaît la manie des artistes à déclarer la fin de leur carrière un peu trop prématurément. Cela s’accompagne en général d’une tournée interminable puis d’une interview expliquant que leurs propos ont été déformés et qu’il s’agissait d’un quiproquo. Autant vous dire que l’on prend cette information avec des pincettes puisque Glover l’avait déjà annoncée pour le précédent projet. Essayons tout de même de jouer le jeu car lui, il le joue à fond. S’il disait finalement vrai ? Les éléments, eux, semblent bel et bien l’indiquer. Pour démarrer son rollout, il a créé la GILGA Radio qui, à l’instar du show « The Pharmacy » de Dr. Dre en 2015, sert de boussole artistique afin de nous indiquer à travers les chansons diffusées la direction vers laquelle il semble aller. Cette démarche est d‘autant plus intéressante que précieuse puisqu’elle permet à l’artiste d’adresser des indications sur son processus créatif tout en créant une proximité relative avec sa fanbase. Par ailleurs, cette dernière est particulièrement mise en avant puisque l’artiste a déclaré avoir réalisé cet album pour tous les amoureux de sa musique.
Premier clin d’œil notable : un trailer présentant Donald Glover plongé dans un monde post-apocalyptique en proie à des créatures en CGI. Au-delà du long-métrage, il faut surtout comprendre ici que l’album a la lourde tâche d’être la bande originale de celui-ci. Ce format n’est pas sans rappeler celui qu’il avait mis en place pour Because The Internet sauf que cette fois-ci, il voit les choses encore plus grand. Exit “The Boy”, bonjour Cody LaRae ! Il nous fait le plaisir d’apparaître sur la cover de l’album qui mérite également d’être mise en lumière compte tenu des références disséminées. Le personnage arbore une chemise hawaïenne avec un short qui semblent faire écho à l’ère Because The Internet / Kauai tandis que le décor forestier rappelle la cover de son premier album Camp. Rien n’est laissé au hasard dans sa stratégie de communication, surtout lorsqu’un artiste décide expressément de faire plaisir à tous ses auditeurs. De ce fait, la cover remplit tous les critères pour créer une hype solide autour de son œuvre.
L’engouement se prolonge également par de nombreuses apparitions, qu’elles soient scéniques (Coachella, BET Awards…) ou bien collaboratives en apparaissant sur les projets de ses collègues KAYTRANADA et Ravyn Lenae. Les réseaux sociaux ne sont pas non plus laissés pour compte : c’est notamment sur Instagram et TikTok qu’on le retrouve s’essayer au jeu de la promotion à sa manière. Le moins que l’on puisse dire, c’est que tous les moyens sont mis en œuvre même en ce qui concerne la liste des producteurs présents. Celle-ci est composée d’un casting cinq étoiles entre les architectes sonores habituels (Ludwig Göransson, DJ Dahi, Kurtis McKenzie) et les nouveaux venus (Steve Lacy, Michael Uzowuru, Max Martin) prêts à apporter une patte plus “pop”. Cet énorme éventail de producteurs va-t-il permettre à Glover de réussir son pari ?
L’album débute avec le très déconcertant « H3@RT$ W3RE M3@NT T0 F7¥ », dont la production très industrielle et anarchique semble rappeler « Blood on the Leaves » de Kanye West ainsi que le travail de JPEGMAFIA dans une certaine mesure.
Pas de quoi être surpris puisque le morceau Algorithm présent dans son précédent projet répond à peu près aux mêmes critères musicaux. Néanmoins, nous ne pouvons pas parler de paresse artistique puisque cette introduction permet de planter le décor hostile dans lequel l’histoire prend place, et ce avec brio. Dans la même veine, nous avons le morceau « Got to be » qui s’avère être une déception malgré le potentiel de la production.
Par contre, le morceau Cruisin’ en compagnie de Yeat mérite notre attention. Si au premier abord cette collaboration pouvait poser quelques questions, le résultat lui, semble être une véritable réussite car il se traduit par un savant mélange entre les univers des deux artistes. En exploitant un flow saccadé et mélodique à la Y oung Thug, Childish Gambino apporte une touche chaleureuse complétée par une production évolutive mêlant synthés et violons. Ce nouvel écrin musical onirique permet à Yeat d’explorer d’autres facettes de son art bien qu’on regrette que son couplet soit trop court.
Ces deux morceaux nous permettent de comprendre une chose : le rap est de retour d’une bien belle manière. On pense notamment à « Yoshinoya » qui s’avère être une leçon de style marquée par un beat switch permettant à Childish Gambino de montrer qu’il n’a rien perdu de son talent au micro. « Talk My Shit » quant à lui, capture l’essence d’Atlanta avec son empreinte trap en compagnie des étoiles montantes Flo Milli et Amaarae.
Que les fans de son côté crooner soient rassurés, le projet possède également son lot de chansons R&B ! On le sait, son catalogue est bien fourni. Que ce soit « Urn », « Sober », « Feels Like Summer » ou encore « Pop Thieves », chacun a son petit classique personnel. Autant vous dire que d’autres viendront certainement s’ajouter à la collection : le morceau « Steps Beach » produit par Steve Lacy donne l’occasion à l’artiste de puiser son inspiration chez Stevie Wonder (période Innervision) ainsi que chez Frank Ocean pour le refrain de « Survive ». Les inspirations digérées à merveille donnent lieu à de superbes chansons s’inscrivant sans peine parmi ses meilleures balades.
Outre ces terrains artistiques déjà explorés par le passé, Donald Glover décide ici d’en étudier d’autres qui paraissent pourtant évidents au vu de sa proposition musicale. Par exemple, le titre « Happy Survival » emprunte le nom d’un morceau du même nom sorti dans les années 70 au Nigeria. La version revisitée par les soins de Khruangbin convoque des sonorités reggae avec des touches subtiles d’afrobeat.
Ce même genre est également exploité dans le très bon « No Excuses », la pépite inattendue du projet. À travers cette fresque musicale de sept minutes Kamasi Washington, Ludwig Göransson et Childish Gambino parviennent à construire un pont entre le côté éthéré de Pharoah Sanders, le mystique de Sun Ra et l’énergie de Fela Kuti.
« In The Night » vient étendre le fil afrobeat dans un aspect plus moderne et hybride avec les notes R&B de Jorja Smith.
D’autres pas de côté sont très bien effectués comme le virage pop-rock pouvant être entendu sur « Real Love », « Running Around » ou sur le tube « Lithonia », concocté par le magicien Max Martin. Dans sa lancée, le super producteur nous offre un autre morceau d’envergure, l’outro « A Place Where Love Goes », qui est le digne héritier de « Heartbeat ». Ces explorations musicales inédites démontrent que le format album reste pour lui un immense laboratoire créatif où il peut tester son public avec ses idées. Plus que des chansons, ce sont des hymnes pouvant être repris dans des stades pleins à craquer que l’on retrouve dans ce projet, à la manière d’un Graduation de Kanye West.
Malgré tout, un problème s’impose : la cohérence. Le rappeur Zuukou Mayzie parle de “Wok Musique” pour qualifier le caractère hétérogène d’un projet musical foisonnant de styles. Toutefois, le mélange d’autant de genres peut autant réussir à l’artiste que nuire à son œuvre. Si cela sourit à Zuukou, c’est un peu moins le cas pour son collègue américain. À l’écoute de cet album, on ne peut pas s’empêcher de penser à un cruel manque de cohérence qui apparaît comme une tâche dans le tableau qui nous a été peint. De plus, quelques extraits de dialogues issus du film lient difficilement les morceaux entre eux. Avec l’absence du film (pour l’instant), cela nous empêche d’y déceler une logique derrière le séquençage de la tracklist. Certes, ces considérations sont légitimes mais n’entravent pas la compréhension du thème principal.
Bien que le film ne soit pas encore disponible, nous pouvons voir que la maturité se situe au cœur du processus de réflexion. Elle interroge le statut d’artiste ainsi que sa véritable importance dans un monde menacé d’extinction. À cette question, Glover répond par l’ironie au sein d’un dialogue dans le morceau « Steps Beach » :
“Can you fish? / No, no, I can’t / Can you start a fire, can you hunt? / I can sing / You’re useless…”
Cet humour trouve un écho cynique dans le refrain de « Lithonia » :
“Cody LaRae / He had a break / He’s findin’ out / That nobody gives a fuck”.
Avec ces deux extraits, Childish Gambino explore le concept de glorification de la célébrité à travers le regard de Cody LaRae. En mal de reconnaissance et d’amour de la part de ses proches et du public, c’est son ego de star qui est brisé. Le caractère égocentrique se heurte à la réalité des événements dramatiques auxquels son personnage est confronté. En poussant le curseur de la catastrophe à l’extrême, il nous montre que la mort de l’ego est parfois la solution pour se concentrer sur l’essentiel. Cet essentiel est caractérisé par la famille et plus précisément par son rôle de père comme il le démontre sur « Real Love » :
“I wanna be someone that you can count on me / I wanna be everything that you wanted me to be »
mais également sur le très explicite « Yoshinoya » :
“Fuck with my kids, you fuck with your life / You fuckin’ theses hoes, I’m fuckin’ with my wife”
Impossible de ne pas entendre une référence très nette à Drake qui représente l’archétype de la “hip-pop star” par excellence. Kendrick Lamar s’étant déjà occupé de lui à quelques reprises, il ne manquait plus que le coup final asséné par Childish Gambino. Malgré tout, il ne s’agit pas uniquement d’un clash mais d’un message destiné à ses auditeurs et auditrices ainsi qu’à l’industrie du divertissement : le bonheur est dans les choses simples.
Cette ultime œuvre est à la hauteur de la carrière de Childish Gambino. Tous les genres y passent et l’artiste se camoufle avec aisance dans cette grande diversité artistique ayant pour objectif de faire plaisir à tous ses fans. Cependant, le manque de cohérence est sans doute le point faible du projet qui souffre de l’appellation “album”. Peut-être aurait-il fallu l’appeler playlist ? On chipote mais on est là pour ça ! Si le débat s’articule sur les détails du format et non autour de la qualité intrinsèque du projet, c’est qu’il s’agit d’une magnifique conclusion à sa carrière. “The boy” est devenu “the man”.
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Chronique rédigée par Steven DE BOCK
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