« Lightspeed Champion ». Un ancien alter ego, qui pourrait également être le parfait résumé de la soudaine lumière projetée sur la carrière de Devonté Hynes. L’anglais de 32 ans est en effet devenu l’un des auteurs-compositeurs les plus respectés de sa génération. En parallèle de produire pour des artistes réputés comme Solange Knowles, Tinashe, ou Carly Rae Jepsen, Dev Hynes s’est surtout fait connaître sous un nom de code, un alias de super héros: Blood Orange. Quatre albums depuis 2011 sous ce pseudonyme, et un succès critique impressionnant pour son opus précèdent, Freetown Sound, sorti en 2016. Il y explorait dans un geste à la fois pop et social ses racines africaines, comme une reconquête de soi, symptomatique du silence de ses parents à ce sujet durant son enfance.
Dev Hynes en a t-il fini de fuir son passé? S’identifiant dorénavant lui même comme un new-yorkais, où l’expression personnelle y est une constituante essentielle (ville historique du mouvement queer), l’artiste anglais poursuit dans son nouveau projet le virage plus politique entamé dans son album précèdent, Freetown Sound. On pourrait d’ailleurs voir dans ce nouvel opus une filiation directe avec le précèdent, avec un nombre de morceau presque identique (16, contre 17 pour le précédent), des sonorités semblables et une même idée de construction plus heurtée des morceaux, comme un collage d’influences, de mélodies créées ici et là au gré des différents studios traversés par l’artiste.
Une guitare électrique disponible va venir changer la donne, une guitare acoustique va inspirer un air, les bruits de la rue vont perturber l’enregistrement et se coller sur la bande son. Ce qui marque principalement ici est l’aspect brut des prises de voix, des instruments, la dissonance parfois au sein d’un même morceau («Charcoal Baby»). Une volonté de ne pas répondre aux canons du genre, de flatter l’oreille par des arrangements soyeux, mais de composer une réunion de voix et de synthétiseurs, aux transitions heurtées, avec un refus assumé de fluidité entre les pistes. Un parti pris qui vient enrichir musicalement un contenu plus sombre et politisé. Le projet sera pourtant, cinquante minutes durant, guidé vers la lumière, amenant avec lui cet adolescent brutalisé, dont le premier baiser aura été le sol, face contre terre.
C’est la sublime ouverture de l’album qui vient donner son ton autobiographique à Negro Swan. Un lien tristement solennel entre une enfance traumatisante dans l’Essex (près de Londres) et le drame d’Orlando en juin 2016 (un assaillant s’en était pris à un club gay, faisant 50 victimes). Sans se définir comme ouvertement gay, Hynes a fait parti des ces jeunes molestés car différents, devant se confronter très vite à deux images attendues : être un homme mais surtout être un homme noir.
C’est la première fois qu’il livre, même de loin, son histoire par petites touches biographiques. Niché au cœur de son enfance, dans les rues de «Dagenham» (autre morceau de l’album, aux accents dream pop britanniques), le traumatisme de Dev Hynes l’a conduit à absorber la musique comme cape d’invisibilité, derrière un alias, Blood Orange. Une prise de conscience musicale qui aura donc mûri en même temps que son auteur, qui laisse derrière lui les balades pop chaleureuses pour quelque chose de plus dispersé, onirique, brutal. En faisant remonter quelques bribes de son adolescence, le chanteur dédouble son parcours personnel avec l’aliénation quotidienne à laquelle l’homme noir est confronté dans la société actuelle.
Quelque chose de très sérieux se tisse derrière les saxophones et les voix féminines qui viennent hanter les synthétiseurs. «Dreaming a battle» sont les premiers mots de l’album; une bataille métaphorique qui n’aura jamais eu lieu pour l’adolescent humilié de 16 ans, mais qu’il tente aujourd’hui de provoquer en musique. Une vengeance existentielle pour tous les queers du monde, aux cœurs meurtris par les agressions diverses.
Au sujet de trouver une pochette convaincante pour l’album face aux deadlines qui se précisaient, Hynes a l’idée juste de faire photographier un pur moment de beauté de son clip «Jewelry», morceau qui lance le teasing de son album. Un adolescent noir en du-rag toise l’objectif de la caméra, au bord d’une fenêtre de voiture, dans une grande rue new-yorkaise. Seul détail: l’adolescent, tout de blanc vêtu, porte des ailes bon marché le faisant passer pour un ange. Et plus symboliquement, un negro swan (cygne noir). Un instantané qui résume parfaitement l’entremêlement de visions oniriques sur l’album.
Que nous dit cet ange roulant à basse vitesse? Un retournement d’imagerie tout d’abord, celui d’un drive-by, très utilisé dans le milieu du gangsta rap américain. Retournement d’autant plus fort que Dev Hynes chante dans le morceau en question: «And a man get shot on the passenger side» (« Un homme est tué sur le coté passager »). L’adolescent se verrait donc la personnification d’un afro-américain tué dans sa voiture (accidentellement, peut on imaginer), déjà prêt à quitter l’habitacle pour s’envoler vers d’autres cieux. L’image est frappante, mais l’ange reste à quai.
Et le cygne noir en ressort de plus belle, ce cygne dont on ne croit pas à l’existence car on ne l’a jamais vu. Une simple vision qui remettrait en cause les croyances les plus établies. Un cygne est blanc, car c’est ainsi qu’on l’a toujours vu. Des œillères que la musique de Blood Orange tentent de percer en mêlant à la pureté du blanc immaculé le visage figé d’un jeune noir roulant vers un destin, presque déjà convenu («hopeless feeling»).
Dev Hynes connaît bien les codes de la musique rap et les manipule avec une distance ingénieuse. Sur un des plus forts moments de l’album, le chanteur convoque un lointain sample de 1996: «Lookin’ For Da Chewin’», du dénommé Kingpin Skinny Pimp, rappeur de Memphis au nom évocateur. Véritable manifeste sur la quête d’une bonne fellation («chewin’» en argot) que Blood Orange reprend à son compte.
Il invite sur le morceau la légende locale, producteur du morceau en question, DJ Paul, du groupe Three 6 Mafia comme caution rap à cet emprunt, rendant hommage au style très saccadé et emblématique du groupe de Memphis. Au delà du simple sampling, Dev Hynes ré-interprète le morceau en composant par dessus la rythmique d’origine, gardée intacte, donnant au morceau une atmosphère inattendue: la colère et la lassitude d’un combat social rencontrant l’arrogance et la futilité d’un sample, faisant s’imbriquer deux facettes d’une même communauté.
La fellation, symbole absolu d’une posture détachée, porte aussi en elle son propre anesthésiant face aux luttes sociales. Chez Blood Orange, on rêve d’être soi même, détaché des conditions et des attentes. Le sentiment («feeling») est à la fois porteur d’un ressenti mais il a aussi une condition propre. Il est digne, supérieur, mais dans les faits il n’a pas d’éthique («never have been ethical»), il ne tient pas compte des statuts, ce qui le rend finalement salvateur.
Une guitare sèche dans une atmosphère embrumée vient clôturer l’album après cinquante minutes de superpositions de visions, d’ambiances, d’instruments, de commentaires en sourdines sur la société et le monde de la musique (« Vulture Baby »). Jamais véritablement explicite, la musique de Blood Orange opère comme un rêve diffus, se construisant sur les traumatismes et les problèmes sociaux, ne débordant jamais pourtant dans le tract politique.
L’activiste Janet Lock vient apporter au long de l’album ce commentaire extérieur, construisant un réseau poétique dont on ne sort pas vraiment indemne, se demandant ce qu’on vient véritablement d’écouter. A l’image de Donald Glover/Childish Gambino, Dev Hynes fait parti de cette génération d’artistes complets, de geeks de studios, ayant vu les genres se déconstruire pour mieux les réinvestir après coup. Deux artistes qui ont vu leur carrière décoller sur le tard par rapport à leurs débuts. Peut être avaient ils besoin de prendre conscience de leur talent, de se cacher au mieux derrière leur alter ego pour assumer leurs tentatives musicales. Les super héros naissent souvent des plus grands traumatismes. Blood Orange est l’un d’eux et perpétue la tradition musicale afro américaine, lui l’anglais exilé: mettre en musique les plaies et les blessures invisibles.
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