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« Black Boy Fly », le chef-d’oeuvre oublié de Kendrick Lamar

Vendredi 17 juin 2016. Un emcee natif de Compton nommé Kendrick Lamar Duckworth célèbre aujourd’hui ses 29 printemps et on a eu envie de lui rendre hommage à notre façon, en revenant sur « Black Boy Fly », un morceau à nos yeux injustement oublié et pourtant indispensable à la carrière de celui qui est considéré comme le meilleur rappeur actuel.

« Black Boy Fly ». Ce titre nous permet aussi de plonger dans l’état d’esprit du jeune Kendrick Lamar et sa période charnière du lycée. Ses fans de la première heure se remémorent sans doute avec nostalgie « Ignorance is Bliss », track dans lequel Kendrick développait pour la première fois la cruelle réalité du gang-banging. Impossible aussi d’oublier la détermination avec laquelle K-Dot et ScHoolboy Q nous narraient leur envie de se sortir du ghetto dans « The Spiteful Chant ». Nos tympans se souviennent encore du couplet carnassier de Jay Rock, accompagnant son acolyte chez Top Dawg Entertainment dans le retentissant « Money Trees ». Puis, en 2015, tout a été dit sur To Pimp a Butterfly… Mais trêve de bavardages et lumières sur ce « Black Boy Fly », produit par Dawaun Parker et Rahki.

CONTEXTE

Nous sommes en 2012, mois d’octobre. À quelques encablures de l’élection américaine qui verra le président sortant, le démocrate Barack Obama, se faire réélire au détriment du républicain Mitt Romney, Kendrick Lamar, encore loin de ces considérations, est un rappeur de 25 ans à la notoriété grandissante, qui a sorti une petite flopée de projets. Ce qui nous donne, chronologiquement : Youngest Head Nigga In Charge en 2003, Training Day en 2005, No Sleep ‘Til NYC en 2007, C4  et Kendrick Lamar EP en 2009, et surtout Overly Dedicated en 2010, projet qui attira l’attention d’un certain Dr. Dre.

Suite à cela, Kendrick a donc sorti en 2011 un premier album studio, Section.80, son dernier projet en tant qu’artiste indépendant. S’il fut plutôt bien accueilli par la critique, laissant entrevoir son potentiel illimité en terme de storytelling (notamment sur « Ronald Reagan Era » ), on peut aujourd’hui affirmer que sur la longueur, ce projet souffre pas mal de sa labellisation « street » et de sa production pas tout à fait aboutie. Section.80 restera néanmoins pour la postérité l’album ayant fait prendre une dimension supplémentaire au statut d’artiste de Kendrick Lamar. L’essai se devait donc d’être transformé. Et il le fut, magistralement, avec la sortie Good Kid, M.A.A.D City en 2012. Pour preuve, le successeur de Section.80 s’est directement classé en troisième position de notre classement des 100 meilleurs albums Rap US depuis 2000, seulement quatre ans après sa release.

Lire aussi : Comment Kendrick Lamar est arrivé jusqu’à la Maison Blanche

Ce qui nous amène dans le vif du sujet. Album concis de douze titres, GKMC nous offre la possibilité de découvrir « Black Boy Fly » via les bonus tracks de l’édition Deluxe. En premier lieu, le titre. Différence de sensibilités, on pourra toujours l’interpréter de différentes manières. Néanmoins, on peut affirmer sans trop s’avancer qu’ici, « Black Boy Fly » signifie littéralement l’action de s’extraire du quartier. Nous sont contés dans ce morceau trois couplets, trois tranches de vies, trois destins croisés. Kendrick met d’abord son mode de vie d’alors en perspective avec celui de deux autres gamins de Compton en passe de réussir dans le basket-ball, puis la musique dans les deux premiers couplets, pour nous offrir un troisième et ultime couplet rempli d’humilité, un épilogue en bonne et due forme pour une chanson représentative de Kendrick Lamar, époque lycée.

ARRON AGUSTIN AFFLALO

En France, pour l’amateur non averti, Arron Afflalo est un anonyme. S’il est un basketteur expérimenté et connu comme étant un joueur fiable, l’arrière des New York Knicks est loin d’être une superstar comme LeBron James ou Stephen Curry. Son rapport avec Kendrick Lamar ? Ils ont tous les deux grandi à Compton, sont issus de la même génération et ont fréquenté le même lycée. Afflalo est né en 1985 et Kendrick en 1987. Dans le premier couplet, Kendrick nous confie ce qu’il considérait alors comme la jalousie qu’il éprouvait vis-à-vis d’Arron Afflalo, à l’époque où les deux étaient encore adolescents. Arron Afflalo était l’un des plus brillants élèves d’un lycée autrefois fréquenté par un certain Andre Young, le Centennial High School de Compton. Si Kendrick était loin d’être considéré comme un cancre, il était également, selon ses propres dires, très occupé à traîner avec ses amis plutôt qu’a se dessiner un semblant d’avenir. Afflalo était non seulement appliqué en classe, mais il était aussi et surtout animé par un rêve, celui de devenir basketteur professionnel. Pendant que Kendrick et ses amis passaient leur temps libre à traîner, fumer des joints et boire de l’alcool, il passait le sien à la salle de sport, essayant de devenir un meilleur basketteur et, surtout, se donnant les moyens de faire de son rêve une réalité. Ce que Kendrick souligne avec sincérité ici.

« Détermination, ambition, dévouement et sagesse sont les qualités qu’il avait et qui nous manquaient »

 

L’événement marquant certainement le point culminant de leur « relation » (Arron et Kendrick n’étaient pas spécialement proches à l’époque) a eu lieu un jour de mars 2004. Bien aidés par les 24 points marqués par l’arrière en devenir, le Centennial High School of Compton remporta son premier championnat d’Etat. Voir Arron être le protagoniste de cette réussite heurta Kendrick. Bien qu’heureux de voir l’équipe de son lycée sacrée pour la première fois, chaque panier que marquait Afflalo rappelait cruellement à Kendrick que lui et ses comparses n’avançaient désespérément pas. Désormais champion d’Etat et ayant obtenu haut la main son diplôme ainsi qu’une bourse d’Etat, Arron Afflalo persévérera dans la quête de son rêve en allant poursuivre sa carrière universitaire dans l’équipe des Bruins d’UCLA, avant de le toucher du doigt en 2007, en se présentant à la Draft. Il sera sélectionné en 27è position par les Detroit Pistons et verra ainsi son rêve devenir réalité, faisant la fierté de ses proches. Arron Afflalo déclara par la suite dans une interview pour le média US Grantland, qu’il était un grand fan de la musique de Kendrick Lamar.

Arron Afflalo, faisant la une du bi-mestriel de SchoolSports (2004).

 

JAYCEON TERRELL TAYLOR

Jayceon Taylor, rappeur mondialement connu sous le pseudonyme The Game, avait quant à lui emprunté un chemin totalement opposé à celui d’Arron Afflalo. Fils d’un père héroïnomane accusé de sévices sexuelles sur ses propres filles, il a par ailleurs vu un de ses amis d’enfance se faire flinguer sous ses yeux, de quoi conclure que la jeunesse du petit Jayceon à Compton fut relativement… complexe. Habitant sur un territoire dirigé par les Crips (ses deux parents y étaient même affiliés via divers sous-groupes), le jeune homme s’affiliera néanmoins aux Bloods, influencé par son grand frère, alors membre actif de ce gang de rue. Heureusement, sa vie sera, comme pour tant d’autres, sauvée par le rap. The Game est né en 1979 et il avait donc 25 ans en 2004, année de ses débuts dans l’industrie. Pendant ce temps-là, Kendrick Lamar et Arron Afflalo étaient encore au lycée.

K-Dot scrutait avec envie la détermination avec laquelle Afflalo faisait preuve pour s’extraire du quartier. Dans le deuxième couplet de « Black Boy Fly », il se rappelle le désarroi dans lequel il était lorsque Jayceon allait devenir pour le monde entier The Game grâce à l’engouement suscité par la sortie de son album The Documentary dans la cité des anges, tandis que Kendrick essayait tant bien que mal de vendre ses mixtapes et tondait des pelouses en parallèle pour se faire un peu d’argent de poche. Cette étape fut décisive dans la construction de Kendrick Lamar. Il l’explicite ici, une nouvelle fois avec honnêteté.

« Je ne veux pas passer ma vie à regretter mes erreurs »

 

On se souvient avec tendresse du tollé qu’avait fait The Documentary dans le paysage rapologique dès sa sortie en plein mois de janvier 2005, couronnant alors The Game comme nouveau roi de la West Coast. Porté par les refrains d’un 50 Cent alors au sommet et les prods survitaminées du bon Docteur, mais aussi celles de Just Blaze ou encore Timbaland, et marqué par le flow robuste du principal intéressé, cet album était quasiment condamné au succès. Un succès quelque peu mal vécu par Kendrick, qui ira jusqu’à prétendre avoir un sentiment mitigé sur l’album pour masquer son manque d’assurance et la peur qui l’habitait alors. Dix ans plus tard, on peut raisonnablement affirmer que l’élève a dépassé le maître. Malheureusement pour Game, The Documentary reste un album qu’il n’a jamais réussi à égaler, et encore moins dépasser. « The Gift and The Curse », comme on dit. Et ce n’est pas le sequel The Documentary 2double-album sorti au mois d’octobre 2015, qui parviendra davantage à raviver la flamme, même s’il est loin d’être mauvais.

The Game – « On Me (ft. Kendrick Lamar) »

ÉPILOGUE

Kendrick Lamar a toujours rappelé que, contrairement à beaucoup d’autres, il avait un père à la maison. Il n’était pas parfait mais il avait le mérite d’être là. Bénéficiant d’un véritable socle familial, et du soutien de ses proches, le petit K-Dot ne s’est donc pas égaré comme tant de ses amis d’enfance, dont certains sont aujourd’hui morts ou en prison. Dans le troisième couplet en forme d’épilogue, Kendrick explicite réellement sa pensée. Paula, sa maman, l’a élevé en lui inculquant des valeurs simples, dans le respect du christianisme. Que ce soit dans GKMC ou dans TPAB, l’influence du Tout-Puissant est prégnante dans l’oeuvre de Kendrick Lamar. On pense par exemple à un morceau comme « How Much A Dollar Cost », sorti l’année dernière. Dans ce titre, le good kid de Compton nous conte une histoire fictive au bord d’une station service en Afrique du Sud, théâtre de sa rencontre avec Dieu, déguisé en vieillard sans-abri pour l’occasion, et lui-même, dans laquelle son égoïsme, auquel il attribue son succès, lui coûte finalement sa place parmi les cieux. Peu importe d’où l’on vient, il faut garder la tête haute et continuer d’avancer. Si ce message, au demeurant élémentaire, est intégré par le rappeur, ses instincts humains le poussent à vouloir réussir comme ses pairs, recevoir des prix et vivre de sa musique. Mais il y a peu d’élus et Kendrick le sait très bien. C’est donc avec amertume qu’il revient ici sur ce stéréotype qui veut qu’un jeune du ghetto, n’ait que deux issues possibles pour s’en sortir : le sport ou la musique (et souvent, le rap). Quand on se souvient que l’intrigue se déroule à Compton, la troisième et dernière voie possible apparaît de manière limpide et, il est vrai, cruelle.

« Je n’étais pas jaloux de leur talent, j’étais juste terrifié à l’idée qu’ils soient les derniers à s’envoler de Compton, Dieu merci »

 

La jalousie telle qu’on la perçoit généralement est, en apparence, le thème premier de ce morceau. C’est en se penchant sur son ultime couplet qu’on réalise le véritable cheminement de Kendrick Lamar et qu’il ne s’agit pas ici d’une jalousie haineuse, souhaitant l’élévation individuelle au détriment de l’autre. Non, il s’agit davantage de la simple peur de voir Arron Afflalo et The Game être les derniers à s’extraire de Compton. Beaucoup de candidats, mais peu d’élus. Black Boy Fly, out of Compton.  

Écoutez « Black Boy Fly » de Kendrick Lamar

Basqui

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