Qui es-tu et d’où viens-tu ?
Je m’appelle Youssef, j’ai 28 ans. Ça fait un an que je suis au Caire. J’étais en France pendant 5 ans et je reviens de New York. J’y suis resté 3 ans pour faire un doctorat en musique, sur le rap en Egypte. J’ai toujours l’impression que mon cerveau a des facilités à intégrer les choses. Du coup, j’ai intégré les thèmes auxquels je pense quand je travaille pour mon doctorat, et ce qui m’intéresse en ce moment, c’est de faire du son en atteignant deux idéaux : timeless et effortless.
Quel est ton background musical ? Es-tu arrivé directement dans la scène rap ?
J’ai commencé par jouer de la guitare électrique et acoustique. Je connaissais déjà le rap en Egypte, et j’écoutais des trucs comme Eminem à l’époque, en plus du rock et du blues. En 2018, j’ai redécouvert le rap via le rap français, j’écoutais beaucoup Booba et Damso. J’ai trouvé dans cette musique quelque chose que je ne trouvais pas ailleurs, qui m’a touché. Je me suis alors tourné vers le rap égyptien, ça faisait très longtemps que je n’avais pas suivi ce qu’il se passait. Aujourd’hui c’est devenu mainstream, ça a explosé, mais à l’époque, j’ai découvert un artiste qui est sans doute l’un des artistes qui m’a le plus influencé. Il s’agit d’Abyusif. Sa musique était un peu comme une permission pour moi de faire du rap. A la base, je suis issu de la classe moyenne, je parle des langues étrangères, je ne viens pas du ghetto. Quand j’étais en France, j’étais à la fac et je travaillais au ministère du travail. En tant qu’arabe, tu es mis dans une certaine case qui n’est ni celle de la classe aisée, ni celle du banlieusard. C’est une situation bizarre qui mélange classe et ethnicité. Même en Egypte, je ne viens pas de la galère. Quand j’écoutais les sons et les thèmes abordés par Abyusif, c’était pour moi un feu vert.
Avais-tu des notions en production ou es-tu parti dune page blanche à ce moment ?
J’ai appris la production en 2019. Avec le temps, je me suis rendu compte que ce que j’essayais de faire avait besoin d’être cimenté avec le son. Il y a des choses que je n’arrivais pas à communiquer en écrivant ou en chantant. J’ai appris beaucoup en collaborant avec des artistes ou même en cherchant des instrus sur YouTube. Mais à un moment, ça n’était plus suffisant, et j’ai senti que je devais tout faire moi-même. C’est comme si je me plaçais à l’épicentre du DJing, de la production et du chant, car ces choses s’alimentent entre elles.
Ton expérience new yorkaise t’a-t-elle donné d’autres clés pour façonner ton rap ?
La culture club est ma plus grande découverte de ces années passées à New York. Les DJs essaient tout le temps de trouver un équilibre que je placerais entre crowd-pleasing et trail-blazing. Tu es obligé de satisfaire le goût des gens pour leur faire plaisir en partant sur de nouveaux territoires. J’ai toujours ces deux choses en tête et j’ai l’impression que c’est cet équilibre qui peut créer une musique qui soit intemporelle. Avec le temps, j’ai l’impression que le rap est plus devenu un outil que j’utilise dans mon chant et dans mon songwriting. Je ne me considère plus tellement comme un vrai rappeur. Il y a tellement de choses à aborder via l’écriture, les collaborations, ou l’esthétique sonore, que le rap seul est devenu un peu limitant pour moi.
Si tu ne fais pas de rap, comment qualifies-tu ton style ?
Quand les gens me posent cette question, ma première réaction est de dire que je fais de la club-pop ! De la pop music assez grande pour être jouée dans les clubs, tout en étant assez sage et généreuse pour pouvoir l’écouter ailleurs.
Quand on parle de musique égyptienne contemporaine, on fait forcément référence à la musique shaabi, au mahragan, comment tu te situes par rapport à ces genres, est ce que tu t’y reconnais ?
J’ai l’impression que j’étais influencé par tout ça à un moment, mais je change. Le son « Gowa El Goyoob » avec Logical Da9ud était le début de ça mais j’ai l’impression qu’on va encore plus loin. Ce single est inclus dans notre album 3awatef w 3awasef, ça veut dire « émotions et tempêtes ». En écrivant l’album, je ne savais pas trop où j’allais, mais c’est maintenant beaucoup plus clair. J’ai l’impression que j’ai passé beaucoup de temps à faire de la musique qui était inconsciemment contre quelque chose. Contre le mainstream, une niche, l’autorité, l’état, les goûts de la génération qui te précède… Maintenant, j’ai envie de rassembler, faire écouter ma musique à ma mère, tout en y injectant mes influences en termes de club music, drum’n bass, mahraganat, musique locale… C’est un peu cliché, mais je veux mettre des bonnes intentions et de l’amour dans mes choix, sans pour autant devenir un Bisounours ! (rires)
En quoi c’est important d’utiliser des éléments et rythmiques traditionnelles dans ta musique ? Est-ce que tu veux absolument garder ce lien avec le passé ?
J’ai une vision un peu utopique de la musique. J’ai l’impression qu’on peut créer le futur qu’on veut à travers la musique. C’est ce qui donne un côté peut-être osé à ma musique, sans pour autant parler d’afro futurisme, car ce terme est souvent trop utilisé et à mauvais escient. J’ai aussi le sentiment que certaines sensibilités sont difficiles à atteindre, à moins d’avoir une connexion avec l’endroit d’où tu viens, le passé, et le type de textures qui puisse rester authentique. Pour moi, il y a un pont qui doit se faire avec tout ça pour pouvoir te rapprocher au maximum de qui tu es, même si j’ai vécu à l’étranger. L’orientalisme nous met souvent dans des cases. On a parfois tendance à ajouter un tabla ou une mélodie pour montrer d’où on vient. J’essaie d’être plus libre par rapport à ça, de m’ouvrir au folklore et aux traditions égyptiennes. Le piège à éviter, c’est de devenir une caricature de toi-même ou à l’inverse, une projection de toi-même. Il faut réussir à apaiser ces dualités et même casser cette barrière pour trouver ta propre personnalité. Depuis que je suis plus en contact avec le côté folklorique de l’Egypte, je suis plus heureux car je me sens plus honnête.
Les paroles et les titres sonnent comme un mystère pour qui ne parle pas arabe. Qu’est-ce que tu y racontes ?
Dans « Gowa El Goyoob », je dis qu’à l’intérieur des poches, la matière fond, le temps se perd, alors que notre pays est beau. L’amour, le temps, et l’argent étaient en train de s’écrouler, de fondre, le monde change mais l’espoir est toujours là ! Da9ud et moi, on choisit de croire en cette « fonte » qui est en train de se passer, les choses telles qu’on les connaît sont en train de se liquéfier et on décide de s’y fier. J’ai fait ce morceau avec Da9ud en janvier dernier, en Sinaï, et c’était ma première vraie tentative de rapper sur un scale musical oriental.
Da9ud est ton partenaire sur l’album. Qu’est-ce qui vous rapproche ?
C’est le premier album qu’on a fait ensemble, et j’ai l’impression qu’on l’a compris après l’avoir fait. Lors de la séance d’écoute, on a eu une sorte d’expérience spirituelle. L’album est une histoire de réconciliation, avec des gens, des concepts et des principes. On s’est rendus compte qu’on ne s’est pas encore réconciliés avec nous-mêmes, on projette ça sur autrui ou d’autres choses alors que la vraie bataille se passe à l’intérieur. Ce n’est qu’en poursuivant cette réconciliation qu’on pourra convertir ces tempêtes en émotions. On s’est rencontrés sur un arrière-goût de saturation de ce qui se passe en ce moment dans le hip-hop égyptien. On sentait que ça commençait à tomber dans la caricature, comme avoir du fric ou d’autres clichés. Ces choses nous influencent et seront toujours là. Mais on a envie de plonger un peu plus dans nos émotions et ne pas se cacher derrière ce genre de masque.
Essaies-tu à tout prix de t’éloigner des stéréotypes du rap ?
Je ne peux pas dire que je suis au-dessus de ça, mais aujourd’hui je pense en être loin. Avec notre prochain projet, le Paradis de l’éternité, on imagine notre version du paradis. C’est moins méchant, plus sage, bienveillant et illuminé. Je commençais à m’éloigner de ça et je suis content d’y revenir. Le moment ou enfin ma maman a commencé à bouger sa tête sur un de mes morceaux et à me poser des questions sur nos plans, c’était une énorme victoire pour moi ! J’ai compris qu’en faisant de la musique sensible aux influences égyptiennes, pas de manière arrogante ou expérimentale, je peux m’ouvrir énormément de portes pour toucher les gens, sans rester enfermé dans une niche. Je dois beaucoup à Da9ud qui, par son passé, est beaucoup plus connecté que moi au folklore égyptien. Il m’a permis de faire ce genre de musique « pop » sans limite.
Tu as un autre morceau avec Essperx sur le 1Place4Beats : Egypt EP de Radio Chiguiro, qui est loin de ce côté pop par son caractère expérimental et plus dark…
Je trouvais que ce morceau était aussi adapté à cet EP. J’ai envie de faire des morceaux un peu cachés et underground, mais qui niquent tout quand tu les places bien dans un set. Le morceau est un peu problématique parce qu’on a aussi samplé un chant chiite. Le côté spirituel est de plus en plus présent. Je trouve une certaine sagesse dans la répétition et la manifestation du folklore. J’ai envie de toujours puiser dans ce côté hypnotique, ça ajoute beaucoup à la musique, et ça me rapproche de Dieu, sans vouloir dire des choses grandiloquentes ! (rires) Et j’ose espérer que ça approche mes auditeurs de Dieu, même si je parle de ma vie ou de problèmes romantiques. Je commence à prendre conscience qu’il existe une vérité divine qui se traduit dans le son, c’est un thème que je suis en train d’explorer. Il y a un truc dans la musique club qui est très spirituel, je me sers de ce concept, mais pas pour alimenter les fétiches. Comme je te disais au début, mon cerveau a tendance à tout intégrer en même temps ! (rires)
Ton français est impeccable… Quand pourra-t-on t’entendre rapper en français ?
J’ai déjà fait un couplet en français de manière spontanée il me semble ! Mais en effet, c’est quelque chose que j’ai envie de faire, ça va venir ! (rires)
L’album est disponible depuis le 6 juillet ici : https://besh11.bandcamp.com/album/3awatef-w-3awasef
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Cette interview a été réalisée par François
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