Le dompteur de drums et le métronome de la rime, ou l’alliance de deux vétérans mastodontes du rap jeu pour la conception d’un album commun qui allait forcement faire parler. Anchovies est le dernier né de l’union éphémère du fameux producteur originaire de Detroit, Apollo Brown, et du emcee spécialiste de l’underground originaire de Fresno, Planet Asia. Vous reprendrez bien un peu d’anchois ?
Retirer avec plus ou moins d’aisance le plastique de protection, ouvrir soigneusement le boitier contenant la gemme, se saisir délicatement du précieux disque laser par ses extrémités, l’insérer avec doigté dans le lecteur de compact disc approprié, presser le petit bouton vert en forme de triangle plus communément appelé PLAY, rediriger toute son attention vers son installation audio. S’élève le bruit distinctif de la pointe d’un diamant de platine déposé sur le sillon d’un vinyle en rotation, suivi d’un souffle granuleux aussi propre qu’un antique tourne-disque poussiéreux sorti du grenier de grand-père. Un véritable pied de nez au support cd, une aberration à l’heure du numérique de Spotify.
Cette signature sonore est pourtant bien connue des mélomanes familiers de l’univers d’Apollo Brown. En charge de l’entièreté de la production de l’album, son amour immodéré pour le Hip-Hop raw des 90’s et de la vieille soul transparaît comme jamais sur cette nouvelle livraison.
Idée reçue, les anchois c’est clivant : soit on adore, soit on déteste. Il n’y aurait pas d’entre-deux, pas de zones grisées. Soit disant. C’est avec cette problématique d’ordre binaire en tête qu’Apollo Brown a abordé le projet. Son dix-neuvième en un peu plus de vingt ans de carrière. D’une envie de retourner à ses premières amours s’est tracé la ligne directrice ; souvenir de ses tous premiers pas dans la production en 1996, lorsque tout était plus simple. Le emcee et sa « verbalistique » en premier plan, le « beat » en simple accompagnement. A l’heure d’un hip-hop vocal complexe, interdépendant, évolutif et de plus en plus intriqué avec l’instrumental, le pari est risqué. Ce sera donc à prendre ou à laisser.
Ce choix s’accompagne naturellement de prises de décisions importantes quant à la direction artistique globale du projet. L’album est un concentré de productions dépouillées, définitivement moins percutantes que ce à quoi Brown nous avait habitué. Le rythme général de l’album est lent. Première victime collatérale de cette prise de risque : la batterie qui, largement mise en retrait dans le mix, adopte un style cool jazz smooth, et un jeu simple, minimal, tout en retenue. Son rôle est clairement accompagnateur, bien plus qu’insufflateur de rythme. On pourrait dire la même chose pour la basse qui est ici réduite à la même besogne que sa sœur. Avec parfois, au détour de certains morceaux, des fulgurances sonores. Finalement, les deux éléments, transparents au possible, s’insèrent sans peine dans l’ensemble sonore constitué par le producteur.
Le travail sur la mélodie n’est pas si différent. Consistant en l’assemblage de deux éléments tonals : un sample vocal ou instrumental bouclé et un autre, généralement instrumental, venant relever le premier et donner une consistance d’apparence précaire mais suffisante pour faire tenir la ligne mélodique. Rudimentaire certes, mais diablement efficace. Des compositions minimalistes pouvant même évoquer à certains moments les travaux d’un Roc Marciano ou d’un KA.
Enfin, là où le quidam n’a vraiment aucune raison de s’inquiéter, c’est bien sur le choix et le traitement des samples. Toujours au point. En barbier aguerri, Brown les a taillés au rasoir. En témoigne le sample cuivré métallique sur « Duffles« , tiré de « Nobody Knows« du groupe The SCLC Operation Breadbasket Orchestra and Choir. Celui ci a notamment été samplé par Ghostface pour « Metal Lungies » issu de son The Pretty Toney Album.
L’instrumentale volontairement mise en retrait, il s’agirait d’avoir un emcee capable de tenir la cadence, voir de l’enflammer. L’élu se doit donc de particulièrement assurer microphone en main. Ca tombe bien, on a un maitre en la matière. Planet Asia, précédé d’une quarantaine de projet dont douze en solo, mène ici sa barque de but en blanc et fournit des performances nourries et nourricières à celui ayant accès aux rudiments de la langue de Sheakspeare. Il est bien supporté par les prestations des trois invités de l’album : Willie The Kid (dont nous avons tout récemment dressé le portrait), Tri-State et Guilty Simpson.
Le rappeur évoque la mort sur le morceau « Pain« . Énumérant toutes les pertes d’êtres chers ayant écumé sa vie, la tête haute, il estime « ne plus en pouvoir », rapport à la difficulté de continuer à vivre après tant de souffrance. Sur « Tiger Bone« , avec le même thème en toile de fond, il rend un vibrant hommage à The Jacka, membre du groupe Californien Mob Figaz, assassiné lâchement en 2015 par arme à feu. Le morceau « Deep in the Casket« résonne par plusieurs biais : son sample d’Immortal Technique rythmant le refrain, le rythme martelé d’une batterie presque militaire provenant d’un autre sample issu d’un morceau de Nina Simone, et finalement toute une réflexion au détour de la projection d’un Planet Asia contemplant ses choix de vie. Sur « The Aura » , il impressionne par son écriture, sa maîtrise vocale et sa technique ; déroulant sur une instrumentale des plus doucereuses.
L’album est d’une propreté substantielle indéniable. Nul doute qu’un grand nombre de diggers y trouvera son compte. La direction artistique est cohérente, et Planet Asia délivre, comme à son habitude, une prestation de très haut vol. Il n’empêche que l’aspect linéaire découlant de la direction artistique empêche véritablement l’album d’atteindre des sommets. Celui ci peut paraitre longuet, et ne contient, à proprement parler, que peu de morceaux marquants. Parmi ceux là on peux citer : « Tiger Bone« , l’intense « Pain« ou le très planant « Diamonds« . Saluons l’effort du duo de s’essayer à une formule originale à l’heure où une grande partie des productions hip-hop reposent sur une assise très marquée basse / batterie.
Néanmoins, une question réside : si l’on ne peut que constater l’indéniable cohérence de la ligne choisie par Apollo Brown, l’orchestrateur de l’ultra classique Gas Mask donne pourtant l’impression de faire du surplace depuis plusieurs projets. On dit bien qu’on ne change pas une formule qui fonctionne mais le propre de l’artiste n’est-il pas de se réinventer continuellement pour que son oeuvre puisse s’inscrire durablement dans le temps ? Au final, ce condensé de rap brut sans additif reste un met hautement appréciable. Mais il restera probablement un de ceux que l’on consommera de temps à autre, et avec parcimonie. Un peu comme les anchois.
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