L’alter ego est, depuis l’antiquité, un concept qui fascine et inspire de nombreux artistes. Cet « autre moi » (d’après la signification latine), est souvent dépeint comme une face caché de la personnalité, une sorte de deuxième individu qui fait partie d’une même personne. Si tous les genres artistiques se sont inspirés de cette idée dans un but créatif, elle n’a forcément pas échappé aux rappeurs puisque certains s’en sont pleinement saisis afin de créer leur double maléfique ou autre personnage mystérieux venant compléter leur univers artistique. C’est à travers 7 portraits d’alter ego de rappeurs que nous vous proposons ici de vous pencher sur les cas les plus intéressants de ces rappeurs « schizophrènes ».
La découverte de l’autre, l’exploration et la construction de la personnalité ont toujours été des thèmes de prédilection pour les philosophes, les écrivains, les peintres, ou même les réalisateurs de films. Les exemples sont nombreux : Le Portrait de Dorian Gray, Dr Jekyll & Mr Hyde, Fight Club, Psychose, etc… Alors que les auteurs et les cinéastes se sont plus souvent concentrés sur le fait d’illustrer l’idée d’alter ego, certains rappeurs ont réussi à pousser le concept au maximum pour l’appliquer à eux-même. La plupart des MC’s utilisent bien sûr un pseudonyme en tant qu’artistes, hors la construction d’un alter ego ne s’arrête pas à choisir un nom, mais elle peut participer au maintien d’un certain anonymat (temporaire bien sûr), que des célébrités recherchent parfois.
Crédit: Ed Piskor, Hip Hop Family Tree
Élaborer un alter ego c’est créer un personnage : lui donner une personnalité, un style particulier, une attitude et un langage spécifique. L’alter ego peut rendre le rappeur inconnu aux yeux du public ; c’est une façon pour lui d’expérimenter de nouvelles choses, de montrer une face de sa palette artistique jusqu’alors invisible. L’alter ego serait ainsi à double tranchant : il permet au rappeur de se découvrir, ou se révéler sous un nouvel angle, prenant ainsi l’auditeur par surprise. D’autre part, ce dernier va re(découvrir) l’artiste qu’il connaissait, comme un nouvel interprète.
L’exercice de l’alter ego s’avère être une tâche complexe à mettre en œuvre, si bien que certains rappeurs s’essaient à la chose de façon ponctuelle, le temps d’un morceau ou d’un couplet, selon les circonstances. Au contraire, certains choisissent d’exploiter pleinement ce nouvel univers qu’ils ont créé afin d’en faire un, ou plusieurs albums à l’instar de Madlib ou de Kool Keith.
Le rap étant une musique et une culture qui se base beaucoup sur le paraître et ce qu’on donne à voir, la limite entre alter-ego et simple pseudonyme reste parfois poreuse. La jonction entre les deux entités se fait dans le contenu. Un rappeur est-il forcément l’incarnation des propos qu’il déblatère et de l’image qu’il renvoie ? Doit-il se cacher derrière un personnage pour pouvoir exprimer certaines choses sans craindre des réprimandes ? L’invention d’un « autre soi » peut-être la solution à ce problème qui a déjà conduit quelques uns de nos chers emcees au tribunal.
Mais le débat sur les propos assumés ou non étant bien trop vaste pour s’y aventurer ici, nous avons préféré vous proposer quelques exemples d’alter egos les plus marquants du rap, parmi l’immense panel existant.
Kool Keith fait partie des premiers à avoir incarné des personnages et créé des univers dans le rap. Le rappeur qui a commencé au sein du groupe Ultramagnetic MC’s a toujours aimé plaisanter et s’inventer des histoires ; si bien qu’au début des années 90 il fit croire à un journaliste qu’il avait été interné dans un hôpital psychiatrique. C’est à partir de là que commence le mythe de Kool Keith, le rappeur déjanté. Keith créera alors plusieurs personnages qui bénéficieront chacun de leur album respectif : Dr Octagon, le chirurgien/gynécologue fantasmagorique venu de Jupiter qui pratique toute sorte d’opérations inhabituelles ; Black Elvis, la pop star excentrique et voyageur interstellaire ; Dr Dooom, serial killer qui en viendra même à tuer Dr Octagon sur son premier album (réponse amère de Kool Keith aux fans qui ne cessaient de lui réclamer un second album du chirurgien cinglé). Si ces personnages ont bel et bien leur propre personnalité et leur propre histoire, on reconnaît dans chacun d’entre eux la patte de Keith grâce aux sarcasmes, et aux violences physiques et morales, ainsi qu’aux allusions pornographiques qui occupent les morceaux.
Difficile de ne pas penser au rappeur le plus énigmatique qui soit lorsqu’on parle d’alter egos. MF DOOM surgit de nulle part à la fin des années 90, représentant le dégoût de l’industrie musicale que Daniel Dumile porte en lui, si bien que sa « naissance » est accompagnée de la devise « came to destroy rap ». Un rappeur masqué qui vient anéantir ses pairs, voilà le personnage de DOOM. Mais Dumile ne s’arrête pas là, puisqu’il va même jusqu’à créer une autre personnage afin de donner vie au jeune DOOM, sous le nom de Viktor Vaughn, qui aura lui aussi le droit à ses opus dédiés. Vik Vaughn est dépeint comme un coureur de jupons plein d’insouciance. Le troisième alter ego imaginé par Daniel Dumile se matérialise en la forme d’une hydre à trois têtes : King Geedorah. Entité divine venue d’une autre planète, Geedorah arrive sur Terre avec pour but d’en prendre le contrôle. Dumile pousse le vice des personnages imaginés au point de les faire collaborer entre eux, si bien qu’on retrouvera Viktor Vaughn en tant qu’invité sur un titre de l’album Madvillainy.
Le plus célèbre des rappeurs a réussi à faire de son alter ego sa marque de fabrique au début de sa carrière. Révélé au grand public pour la première fois sur un EP éponyme en 1997, Slim Shady incarne la face macabre d’Eminem. Ultra-violence, addiction à la drogue, viols et instabilité mentale, autant de thèmes qui feront de cet alter ego machiavélique un personnage fascinant ainsi qu’une source de controverse. Eminem est rapidement associé aux propos qu’il rapporte via Slim Shady et il est pointé du doigt comme étant un mauvais exemple pour la jeunesse. Si ce personnage déjanté a peu à peu été mis de côté, c’est bien lui qui aura participé au succès d’Eminem au même titre que l’aspect technique de son écriture.
Grand ami de DOOM, Madlib s’est lui aussi illustré par la création d’un alter ego. Celui-ci lui aura d’ailleurs valu son plus gros succès. C’est après une consommation (un peu excessive) de champignons hallucinogènes et autres psychotropes que naît Quasimoto : une sorte de personnage fantastique jaune, toujours équipé d’une brique rouge et d’un spliff, à la voix pitchée, comme s’il avait consommé de l’helium. Cette voix, Otis Jackson l’emprunte aux skits orchestrés par Prince Paul sur le premier album de De La Soul, 3 Feet High and Rising. Un moyen plutôt ingénieux de faire abstraction de son timbre naturel, qu’il n’affectionne pas particulièrement. Quas’ incarne ce que Madlib n’a pas pu dire jusqu’ici en tant que rappeur. Il permet au producteur de rapper plus facilement car il est le cliché même du MC qui apprécie les soirées arrosées, la consommation de drogues et être entouré de belles femmes. Madlib fait tellement la distinction entre son alter ego et lui-même qu’il ironise en disant que Quasimoto est « la seule personne avec qui il ne s’entend pas ».
Au-delà du personnage de Tony Starks qu’il utilise depuis son premier album Ironman, c’est plus récemment que Ghostface a excellé dans l’art des alter egos musicaux. Il a créé autour de ces deux identités Tony Starks/Ghostface Killah des albums concepts semblables à des livres audios. 12 Reasons to Die raconte la vengeance de Tony Starks, mort puis réincarné en Ghostface Killah, après que son âme ait été enfermée dans douze vinyles par un gang rival, le tout orchestré par Adrian Younge. 36 Seasons s’attarde lui sur l’histoire de Tony Starks qui revient dans son quartier après 9 ans d’absence, une période pendant laquelle beaucoup de choses ont changé. Ces deux opus ont été l’occasion pour le rappeur du Wu-Tang d’exploiter au mieux ses alter egos, en créant même des personnages secondaires, qui viennent participer à l’intrigue de l’album. Un travail de titan qui s’est révélé être une véritable réussite tant les albums sont de qualité.
The Abbot, RZArector, Prince Rakeem, etc.. à chacun des innombrables surnoms de RZA correspond un aspect de sa personnalité. A l’instar de Madlib, RZA a trouvé l’inspiration pour son alter ego au fond d’un pochon de weed. Bobby Digital est une sorte de héro masqué qui passe son temps à courir après les femmes, et se délecter de toute sorte de produits illicites. Alors que RZA a généralement cultivé son image d’homme sage au sein du Wu-Tang, Bobby Steel est à l’antipode de ce mythe et reflète une réalité ensevelie dans le passé : il est le jeune Robert Diggs, avant que celui-ci ne devienne un homme avisé et spirituel. Un côté plutôt sombre de la vie du leader du Wu dont il s’est volontiers inspiré pour créer cet alter ego mythique avec lequel il produira trois albums.
Quand il s’agit d’alter ego, les producteurs les plus créatifs ont eux aussi leur mot à dire. En 2012, un mystérieux rappeur du nom de Captain Murphy affole les internautes. Plongé dans l’anonymat, les soupçons évoquent Earl Sweatshirt, MF DOOM, ou encore Tyler The Creator. Ce n’est que lors de la release party de l’album Duality que l’identité du rappeur inconnu est révélée : il s’agit en fait de Flying Lotus. Le beatmaker a ainsi changé de rôle en se créant un alter ego rappeur, une façon pour lui de s’essayer au rap et donc de faire la distinction entre ses deux activités.
Sans aller jusque dans l’alter ego, dans le sens inverse, Mac Miller distingue aussi ses deux facettes musicales puisqu’il prend la casquette de Larry Fisherman quand il prend le contrôle des consoles, une pratique également appliquée par de nombreux autres rappeurs/beatmakers.
La liste des artistes hip hop qui se sont, à un moment de leur carrière, dédoublés en un alter ego est longue et inachevée. Qui sait quel personnage mystérieux, né de la plume d’un rappeur mondialement célèbre ou bien d’un MC de l’underground, peut surgir sur le net ou sur scène demain ? Mais si on regarde, pour beaucoup d’entre eux, le recours à l’alter ego est souvent un moyen de prendre du recul par rapport à la musique, et surtout par rapport à ce qui est dit.
Comme une barrière entre le statut civil du rappeur et ses lyrics, l’alter ego permet une grande liberté d’expression et pas seulement. Certains jouent sur ces multiples personnalités, comme MF DOOM, malheureusement réputé pour envoyer des imposteurs sur scène. Mais qui est vraiment DOOM sinon un personnage fictif pouvant être incarné par n’importe qui ? Une vision des choses qui ne ravie pas les fans, mais qui illustre parfaitement l’idée qu’a Daniel Dumile de son autre lui.
Crédit photo : massappeal.com
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