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Al’Tarba et Senbeï : deux poids, une mesure

Lorsque deux puissantes énergies antinomiques se rencontrent pour monter un projet artistique, le journaliste musical a légitimement des questions qui lui triturent l’esprit. Puis lorsqu’après écoute, le journaliste se rend compte que ce mariage improbable accouche d’une progéniture à la fois complètement barrée et consciencieusement cohérente, d’autres questionnements, encore plus pressants, viennent frapper à sa porte. A quatre heures à peine d’une performance pour leur release party au Badaboum de Paris, nous avons pu rencontrer les personnifications d’un Yin et d’un Yang artistique dans les bureaux de McGuffin & Associés, détectives privés de leur état.

BACKPACKERZ : Pouvez-vous vous présenter pour ceux qui ne vous connaîtraient pas encore ?

Al’Tarba : Moi c’est Jules aka Al’Tarba, j’ai 32 balais, je viens de Toulouse, j’habite à Paname, je suis Al’Tarba dans le duo Al’Tarba & Senbeï.

Senbeï : Moi c’est Senbeï, j’habite à Bordeaux. C’est moi qui ai la seconde place dans le duo Al’Tarba, Senbeï et non pas Senbeï, Al’Tarba… Comme je voulais le faire au départ ! Non, on a fait par ordre alphabétique pour pas vexer le petit…

AT : Pas du tout ! Ah le bâtard ! C’est lui qui l’a choisi !

Et si vous deviez présenter l’autre en deux-trois mots ?

AT : Grand, barbu, chiant !

S : Petit, rasé (rires) et fou !

Vous avez deux univers distincts, qu’est-ce qui vous a poussé à monter un projet commun ?

S : Ce qui nous rapprochait justement. On n’est pas aux antipodes non plus, il y a de petites affinités, on fait du hip-hop, on est beatmakers.

AT : Je pense qu’on a écouté les mêmes choses aussi.

S : Carrément, on a des influences partagées dans le rock, le métal ou dans le punk. Dans le hip-hop aussi, même si Jules écoute des trucs bien dark.

AT : Moi j’écoute SCH parfois, lui n’a pas aimé !

S : C’est trop dark pour moi. Non mais j’ai travaillé dans pas mal de binômes finalement, et c’est peut-être là où ça a le mieux accroché.

AT : On est complémentaires. Je ne trouve pas nos univers opposés, on est dans la même discipline, sauf qu’il y a différentes façons de l’aborder. On s’est servi des forces et des faiblesses de l’un et l’autre pour créer ce « monstre », utiliser les astuces ou les visions de chacun, se baser sur des références communes… c’est ce qui a fait la tambouille ! On a su jouer de ce qui nous oppose et ce qui nous rassemble.

Qu’avez-vous appris l’un de l’autre avec ce projet ?

AT : Moi j’ai appris à mieux mixer… Pardon, à mixer ! (Rires)

S : Moi, j’ai appris l’inverse : bosser à l’arrache ! Tenter des trucs que mes manies de mixeur m’auraient interdites, en mode « J’y vais, je m’en fous ». Sur certains morceaux, je me suis dit : « C’est cool parce que moi je ne serais jamais allé dans cette direction-là. »

En appréhendant le projet, on se demandait comment aller se marier le style oniriquohorrifique d’Al’Tarba et l’univers japonisant de Senbeï…

S : Au final dans ce projet, il n’y a pas trop de trucs japonisants, ce n’était pas le but.

Dans le son non, mais est-ce que c’est ce qui a donné naissance au morceau « Yurei & Baku » ?

AT : Exactement. C’est le premier morceau qu’on a fait. Vu que c’était le tout premier, tu sens encore les influences des deux, comme si on s’était dit qu’on allait prendre vraiment les bases de ce qu’on sait chacun faire. A la base, on devait faire seulement un EP, et c’est au fur et à mesure que les morceaux devenaient de plus en plus fous, que le skeud avançait, qu’on est parti dans des directions qu’on n’avait pas forcément dans nos skeuds. Chaque nouveau titre nous donnait envie de pousser sur un album entier. On était vraiment partis pour faire seulement deux-trois morceaux ensemble.

Concernant le processus créatif, qui fait quoi ?

S : On a tout fait ensemble. On a commencé par une session recherche de samples qui a pris beaucoup de temps : plusieurs jours à chercher, écouter des trucs, trier des gigas et des gigas de samples. Après on s’est foutu devant l’ordi, moi je restais devant l’écran et Jules balançait des idées en séries.

AT : Au niveau dextérité, efficacité, il est incroyable… Moi, je ne connais pas les raccourcis clavier, ou alors je les oublie instantanément par exemple.

S : Une fois, il s’est assis au bureau, j’ai dit : « Plus jamais ! »

AT : Ça l’a trop énervé.

S : Je suis arrivé devant la session, c’était un bordel… En cinq minutes il avait tout retourné. Moi, j’ai besoin que ce soit hyper carré parce qu’il y a énormément d’éléments. Tu peux retrouver un morceau avec 80 pistes audio, alors si c’est le bordel, tu ne t’en sors pas. Je suis maniaque, je range tout, je mets des noms à toutes les pistes sinon je n’arrive pas à bosser.

AT : …Ce qui fait que le skeud a quand même cette propreté, ce qu’il n’y a pas sur mes albums. On a fait tous les morceaux ensemble, sauf deux, qu’on a fait chacun de notre côté : « Tarikh » pour le sien, et « Yellow Fields » pour le mien. Tous les autres tracks ont été faits en session chez lui. On écoutait beaucoup Culprate le matin, l’album Deliverance, c’est un petit peu le fil rouge de cet album.

S : On écoutait aussi beaucoup Aya Nakamura le matin en se réveillant.

AT : Il est fan !

S : On analyse bien les instrus, puis après on essaie de faire l’inverse quoi. J’ai les petits pas de danse de Jules sur « Djadja », on s’est bien marré ! Bref, tous les morceaux ont été faits de la même manière, dans le bureau à manger des pizzas, des kebabs devant l’ordi et voilà.

AT : Je testais chaque jour un goût de vapoterie différent, à son grand désarroi, parce qu’il trouvait que ça schlinguait la mort. Des volutes de vapotes goût caramel-tabac, ce genre de saloperies, je suis en kiff là-dessus. C’est mon côté hipster.

L’album est un gros hommage au hip-hop, des années 80 à aujourd’hui

Du coup vous bossiez chez toi…

S : Oui, on a tout fait chez moi, c’était plus simple, même si on bosse sur le même logiciel. On a fait un nouveau morceau pour le live et on l’a fait à distance, comme on bosse tous les deux sur Cubase, on s’est envoyé les stems mais on aurait pu travailler dans la même session. C’était plus simple de bosser chez moi avec le même matos, les mêmes enceintes. Donc Jules est venu vivre à la maison.

AT : Ce qui a donné l’interlude pas-si-fa-si-la-dor-mi-ré-bou, c’est du vécu à 100%. Bon on l’a refait après hein, les postillons, l’odeur, l’état lamentable… dont Senbeï faisait preuve tous les matins ! (Rires)

C’est quoi votre setup ?

S : Ordi – carte son – enceinte. Après il y a eu plein de prises, des morceaux avec du chant, on a enregistré du theremine, de la guitare…

AT : Il y a pas mal de parties qui ont été jouées par Senbeï car il a une certaine qualité d’arrangeur, comme les orgues sur « Falling », ou sur certains pianos.

S : C’est vrai qu’il y a un solo d’orgue sur « Falling » qu’on a fait à la maison. Le dernier morceau « Lonely Bones », il n’y a quasiment pas de sample, tous les arrangements sont à base de synthé, cuivres, cordes, piano… et ensuite on a tout composé. Mais il y a bien sûr aussi des titres avec beaucoup de samples, parce qu’on aime bien bosser comme ça.

AT : Ce que j’aime dans le sample, ce sont justement les imperfections. Ce qui est bien, c’est que cela a donné un entre-deux.

S : L’album est un gros hommage au hip-hop, des années 80 à aujourd’hui, donc il faut qu’il y ait aussi ce grain-là, à mon sens.

Concernant les influences de l’album, on a l’impression d’osciller entre pas mal de trucs : du Prodigy pour la partie electro, du Krush ou du Shadow pour le côté abstract hip-hop…

S : C’est exactement ça. Tous les morceaux ne sont pas comme ça, mais c’est vrai qu’il y a deux ou trois morceaux où on s’est dit que faire du breakbeat allait à la fois défoncer sur l’album et en live. Quand on composait, on ne savait pas encore qu’on allait faire un live. Le but était de faire un truc « patate », qui nous plaisait, avec des références qui nous plaisaient aussi, genre Prodigy, Fatboy Slim

AT : Je pense qu’il y a des morceaux fortement référencés, dont un sur Amon Tobin. Cela a fonctionné par période, avec des moments où on s’est retrouvé à faire trois bangers d’affilée, comme « Gangster », « More Pressure »… là on savait qu’on avait un live costaud. Mais le but était aussi de gagner une certaine profondeur dans l’album, d’où la présence de titres comme « Falling » ou « Lonely Bones ».

S : Mais au final, on les joue en live aussi.

AT : Oui, c’est vrai. On voulait aller jusqu’au bout des concepts. D’ailleurs, il y a très peu de concepts qu’on a avorté, mais il y a des titres qui ont pris beaucoup de temps, comme « Gangster », qu’on a dû abandonner plusieurs fois, jusqu’à trouver un truc qui le relance.

S : On joue neuf morceaux sur les quatorze en live, on ne s’en sort pas si mal. La difficulté quand tu fais de l’abstract hip-hop, pour nous qui voulions un live super énergique c’était : « Est-ce que ça va le faire en live ? On a construit le live dans un délire un peu rock, on voulait que ça soit très vivant. On s’est permis de rajouter des éléments : des guitares, des éléments de batterie… On avait envie que ça soit une heure de live mais que les gens n’aient pas le temps de se reposer.

Au niveau du sampling, ça sent le gros digging, cela a dû prendre du temps. Vous avez des noms de samples à balancer ?

S : Oui, on est allé cherché des vieux trucs, on s’est pris la tête ! Il y a un sample abusé dans l’album, on ne dira pas lequel, mais à part celui-ci, tous les samples sont carrément inconnus. On a samplé des groupes psychédéliques turcs des années 70, je peux te donner des noms… En fait non je ne peux même pas, parce que je ne m’en rappelle pas !

AT : Il faudrait qu’on retourne dans les sessions, et encore, même pas sûr que l’on retrouve le nom des mecs.

Quand vous parlez d’Hip-Hop sous acide, c’est une référence aux années 70 ?

AT : Sixties, seventies, ou alors à nos soirées endiablées !

S : J’ai beaucoup écouté de rock des années 60-70 et deux morceaux particuliers y font référence : celui de Jules « Yellow Fields », et « Falling », qui est pour moi un autre exemple de ce que je n’aurais pas fait tout seul, c’est-à-dire faire un track avec une structure complètement chelou, qui ne passera jamais à la radio, parce qu’il dure sept minutes. Au moins, on s’est éclaté à le faire, on a fait trop de trucs dedans, on a samplé des vieux trucs perchés, on a rajouté de la gratte, on a même Jules qui chante ! On a traité sa voix avec des auto-tunes…

* Jules chante le passage en question a capella avec une certaine verve.

AT : En live c’est magnifique, Senbeï fait un solo ! Douche sur lui ; cheveux au vent. On hésite encore à prendre un ventilo. Sinon, le rock psyché, c’était un truc que j’avais déjà exploré sur l’EP d’avant Bad Acids & Malicious Hippies qui est un mélange horrorcore/psyché.

Combien de temps pour voir une idée se transformer en album ?

S : Cela a pris un an, parce qu’on a commencé fin 2017, et le master a été fini en octobre 2018.

AT : Il faut savoir que vu que j’habite à Paris, on taffait seulement quand j’étais présent. Et en même temps, c’était une technique assez efficace…

S : Je crois qu’on faisait deux morceaux en une semaine.

AT : C’est ça. Et ce sont des morceaux qui prennent du temps, car ils sont réfléchis. C’est comme des peintures sur lesquelles on revient : on peut laisser quelque chose de côté, partir sur un autre délire, y revenir plus tard… Ce sont des titres qui possèdent beaucoup de détails, qui ont été revus, refaits. Donc voilà, ce sont des sessions d’une semaine, mais avec des journées de huit heures.

S : Si on avait bossé non-stop, on aurait fini l’album en deux ou trois mois.

AT : Mais c’était bien de pouvoir faire des pauses, pour que chacun puisse reprendre ses projets.

Le mixage fait vraiment partie du processus créatif d’une composition

Du coup, Senbeï est celui qui s’occupe du mixage et du mastering ?

S : Oui, je fais tout à la maison, en tout cas le mastering, le mixage… cela dépend des projets. Tant qu’on sait le faire, autant le faire soi-même, ça coûte un bras sinon… Quand on est producteur comme nous, il faut être polyvalent.

AT : Le mixage, c’est ce qui donne la couleur de ton son, ce n’est pas un truc que tu délègues. A partir du moment où tu es compositeur, tu as déjà un pied dans le taff d’ingénierie du son : ta façon de mixer va totalement se répercuter sur l’intention du morceau. Forcément, le mixage et le beatmaking sont intimement liés.

S : Pour moi, le mixage fait vraiment partie du processus créatif d’une composition. Le mastering, c’est encore autre chose. Mais savoir mixer ses trucs… Pour moi, tous les beatmakers devraient mixer leurs projets, même si cela demande aussi du matos et des moyens.

AT : Tu vois, un mec comme Dr. Dre, avant même d’être un beatmaker, il est plus producteur, pas dans le sens de celui qui met l’argent, mais dans le sens de celui qui va faire sonner la prod, qui va faire venir tel ou tel musicien pour jouer telle partie.

Avez-vous eu des points de divergences sur ce travail ?

AT : Il y en a eu oui ! Mais en général, ça va, on ne s’est jamais fait la gueule trop longtemps. C’était surtout sur des histoires de propreté du son. Moi j’étais plus du genre à dire « Ah, il faut crader », et lui c’était : « Non, il faut que ce soit plus propre ». Mais Senbeï a eu sûrement raison, quand on entend le résultat final.

S : Comme ça fonctionnait bien, il fallait essayer de trouver un équilibre pour que tout le monde soit content. Le problème avec Jules, c’est qu’il va trop vite : tu es en train de faire un truc et lui est déjà en train de te dire : « Vas-y, fais ci, fais ça ». Parfois, c’était un peu compliqué de bosser parce qu’il a trop d’idées, tout le temps. Je mixe en temps réel tout ce qu’on fait. Normalement, quand tu fais une compo, tu ne bosses pas comme ça, le mixage vient après. Mais moi, je préfère que tout se mixe au fur et à mesure. Comme ça, quand tu finis ta compo, ton morceau est mixé. Mais à part ça, ça s’est bien passé !

Comme vous l’avez dit, l’album est ultra éclectique, entre l’electro de « More Pressure » et un morceau plus posé comme « Lonely Bones ». Ça devait partir dans tous les sens en studio, non ?

S : « Lonely Bones » est un des derniers morceaux qu’on a fait.

AT : On était contents ! On était au top de notre confiance en nous, on avait l’impression d’avoir inventé le feu !

S : On avait envie de finir comme ça, avec une comptine un peu macabre et cette petite voix.

AT : C’est un sample d’un film d’horreur que j’ai vu, un film un peu étrange, et ça fait longtemps que je l’avais de côté.

S : Et la fille qui chante justement, on lui a fait chanter ces paroles-là, qui ne sont pas du tout les originales. J’ai réécouté il y a peu, et on peut dire qu’on l’a vraiment trituré dans tous les sens. On s’est dit que c’était cool de finir l’album avec une comptine horrifique plutôt qu’avec un truc bourrin, hyper épique. Je trouve que c’est cohérent avec le reste.

S’il fallait vous donner une étiquette, vous choisiriez laquelle ?

AT : ROGUE MONSTERS !

S : Épique et profond ! C’était notre mot d’ordre pendant un an. On n’a pas arrêté de casser les couilles à tout le monde avec ça.

Un dernier mot sur vos projets perso, Senbeï je crois que tu vas faire l’album de Youthstar ?

S : Oui, ça y est c’est fait, il sort en avril. Il y a deux clips qui ont été tournés, que j’ai réalisés d’ailleurs. Je n’ai pas la date encore. Et je suis sur le prochain album de Smokey Joe and The Kid là, on est train de défricher tout le travail qui a déjà été fait, pour finaliser et sortir ça en 2020.

AT : Pour moi, le futur sera du rap pur et dur : on travaille sur un album et une mixtape avec Droogz Brigade. Je fais aussi un album entier avec le rappeur Swift Guad de Montreuil. On a déjà des jolis featurings annoncés, quelques paires de trios infernaux ! Ce sera dispo dans un an à peu près je pense.

Cet entretien a été préparé et réalisé par Alexandre Santiago.

Antonin Lacoste

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