Enfants terribles de la scène future biberonnés au rap, les deux producteurs sont de retour sous le nom d’Almeria. Le duo a mis de côté les accents électroniques dont est pétri leur EP éponyme pour des sonorités plus trap. Négatif de leur premier jet, cet album se veut être une photo de classe, un fidèle reflet de la nouvelle promo du rap francophone. Un « rêve d’adolescent », comme ils le disent eux-mêmes, prend vie avec cet album de producteurs en bonne et due forme.
Impossible de s’y tromper. Lorsque les vocalises de Jazzy Bazz ouvrent le bal sur une guitare hispanique, la chaleur du sud se fait sentir. Planté quelque part entre la France et l’Espagne, le décor évolue d’une trap plus noire qu’un café serré vers une house filtrée douce comme la caresse des vagues. Entre ces deux extrêmes, une palette de sons très large, qui rappelle tantôt les classiques du boom-bap, tantôt les prods à la façon de l’éternel DJ Mehdi.
Les deux acolytes nous racontent l’influence de producteurs légendaires comme Timbaland et Dr. Dre, à quel point leur travail respectif pour Oreslan et Camélia Jordana a changé leur façon de percevoir la musique, pourquoi ils distinguent composition et beatmaking, et comment ils ont appris à laisser maturer leur son pour le rendre plus intemporel. Finalement, c’est le fruit d’un parcours riche quoique semé d’embûches et d’une franche camaraderie qui se matérialise dans Hijo.
BACKPACKERZ : Almeria, votre premier EP, est très solaire et très électronique. L’ambiance de votre deuxième, Hijo, est nettement plus trap. D’où vient ce changement ?
P : D’une volonté commune : ça fait très longtemps qu’on voulait tous les deux faire un album de rap. C’est un kif d’adolescent de réaliser un projet comme on aurait pu l’imaginer à l’époque. Aujourd’hui, grâce à nos parcours, on a accès à tout : les studios et les artistes.
E : En fait, on a fait l’album qu’on aurait voulu faire quand on avait seize ans. Notre culture d’origine, c’est le rap. Il y a eu une vague SoundCloud, qui a ouvert plein de portes dans notre esprit. Même si on a été très actifs dans cette scène, on a continué à traîner avec des rappeurs.
Vous parlez d’un rêve d’ado. Quels sont les projets qui vous ont donné goût à ce format ? J’entends : un album de producteur avec des artistes rap.
E : Dans ce style, un projet marquant, ça a été Shock Value de Timbaland.
P : Tu m’as ôté les mots de la bouche. Mach’Allah ! (rires) Quand on était ados, Shock Value, et pour les plus jeunes, Metro Boomin.
Qui sont les producteurs qui vous inspirent ? Que ce soit du point de vue de leur musique ou de leur carrière.
E : Depuis le début, Timbaland, c’est le producteur avec un grand « p ». Le producteur charismatique, qui parvient à diriger ses artistes d’une façon particulière. C’est lui l’exemple.
P : Timbaland, avec la vision de Dre. Chronic, c’est que des be-tus. Timbaland, il y a une recherche en plus.
E : C’est un producteur expérimental. Il arrive à faire des tubes avec des synthés et des drums (percus, ndr) ultra chelous. T’as une snare (caisse claire, ndr), c’est un congo bizarre. Alors qu’à l’époque, Dre, Premier, c’est kick (grosse caisse, ndr) et grosse snare, une identité très forte. Lui, il y avait de la finesse.
Timbaland se distingue également par l’usage de sa propre voix sur les prods.
E : (Il imite les ad libs de Timbaland) « Tu-du-du-du-dum ! Hey ! » (rires)
P : À donf ! Il n’a pas eu le succès mérité. Quand t’en parles avec des gens de là-bas, j’ai le sentiment qu’il n’ont pas été marqués par Timbaland comme ils ont été marqués par Dre. Alors que c’est un mec qui a bousillé les gens qui cherchaient quelque chose de différent. Les mélomanes à la recherche d’innovation. En tout cas, chez les producteurs, c’est un nom qui ressort souvent.
E : Même ce qu’il a fait avec Nelly Furtado, c’est un changement de carrière incroyable. Un vrai taf de réal exécutif. Prendre une carrière en main pour lui donner une image très mode, très esthétique.
Ceux qui font carrière, c’est ceux qui ont des propositions justes.
Et Dr. Dre, qu’est-ce qui vous a marqué chez lui ?
P : La pensée globale et le côté businessman. C’est un mec qui voit plus loin que la musique. Chez Skread (producteur d’Orelsan, ndr), c’est pareil. Tout est pensé d’une façon précise pour que les objectifs fixés soient réalisés. Qu’ils fassent un film, un album, une série TV, ils vont le penser pour que ce soit une proposition juste. Dre, pense à toutes les carrières qu’il a pu changer. Eminem, 50 Cent… il y en a plein. Après, il arrive avec Beats. Qu’est-ce que t’as ?!
E : Premier milliardaire du rap, lorsqu’il l’a revendu à Apple.
P : Il me fascine parce qu’il a su s’entourer des bonnes personnes au bon moment. Faire les bons choix. L’entourage et les choix de carrière, comment tu proposes ta musique, c’est la clé. Parce qu’aujourd’hui, ça ne suffit plus d’être talentueux. Des gens talentueux, je t’en sors vingt-cinq mille. Ceux qui font carrière, c’est ceux qui ont des propositions justes.
Sur votre nouvel EP, il y des ambiances house, « Le crime paye » sonne ultra 90’s, « Make It » est très estival, dans « Tesla », on ressent une touche électronique et « La belle époque » est carrément house. Pourquoi avoir tenu à brasser si large ?
P : Notre album, c’est un état des lieux, une photographie générationnelle. Voilà ce que fait la jeunesse aujourd’hui. Montrer tout ce qui existe dans l’univers du hip-hop. C’est pas que la trap, même si on se bute à ça. Il y a des influences hispaniques parce qu’on vient du sud. Un clin d’oeil aux années 90 parce que c’est la base. Voilà ce qu’il se passe depuis dix-vingt ans et qui représente les mecs du moment. Les mecs de Lyon, la diaspora perpignanaise, les Suisses, ceux de Paris. Des équipes fortes.
Comment avez-avez-vous choisi vos invités ?
E : Tous sont des amis, avec qui on partage la même vision en musique et dans la vie. Beaucoup de gens pour qui on a travaillé, souvent sur un de leurs albums. Dès qu’on en a eu l’occasion, on a voulu leur renvoyer l’ascenseur.
Entre vous deux, qui fait quoi en studio ?
E : Souvent, je lance la première impulsion. Après, on le finit à deux. Certains morceaux, c’est l’inverse. Il y en a qu’il presque a fait entièrement et vice versa. C’est un projet autour du feeling, même des choses improbables, des erreurs, des rencontres.
P : En fait, on fait énormément de musique ensemble, donc on se fait totalement confiance et je sais ce qui va lui plaire. Le projet a pris plus de deux ans. L’EP de ré-éditons (Almeria 2.0, ndr) est sorti. Deux mois après, on était à nouveau en studio. C’est la première fois qu’on a eu envie de laisser maturer un projet, pour qu’on ne s’en lasse pas.
E : Du coup, on a des morceaux qui sont assez vieux. Des morceaux de plus de deux ou trois ans, il y en a plein sur la tape.
P : Il y en a même qu’on a virés. D’autres dont on a gardé l’a capella et changé l’instru. C’est ce qui nous a permis d’aimer le projet à la longue. Encore aujourd’hui, on peut l’écouter sans problème. Le premier EP, on l’a fait sur un laps de temps réduit, condensé sur deux ou trois semaines. Là, on a laissé dormir le projet. En parallèle, lui bosse avec Camélia (Jordana, ndr), moi avec Orelsan. Ces moments ont été très bénéfiques pour notre projet.
Le premier EP, on l’a fait sur un laps de temps réduit (…). Là, on a laissé dormir le projet.
Phazz, qu’est-ce que ça t’a appris de bosser avec Orelsan ?
P : C’est formateur de dingue. Toute l’équipe, Orel, Skread, Ablaye, ce sont des gens qui t’apprennent beaucoup.
E : Et le légendaire Eddie Purple ! (rires)
P : L’équipe réfléchit à beaucoup de choses, on prend du recul sur les morceaux. Par exemple, ce sont les premiers à m’avoir dit : « J’ai jamais eu de regret à repousser la sortie d’un morceau ». Typiquement, c’est le genre de phrases qui accentuent notre démarche d’y aller tranquille, de faire confiance à notre musique et de ne pas la sortir tout de suite juste parce qu’on a envie.
E : Nos tracks forts, on s’est dit : « Vas-y, on les garde ! »
P : Et puis, ça nous a responsabilisé d’être signés en label. C’est une façon d’envisager un projet du point de vue du producteur, le vrai (producteur exécutif, ndr).
Toi, Everydayz, tu as bossé avec Camélia Jordana. D’ailleurs, on a vu ta tête sur scène lors de son passage aux Victoires de la Musique !
E : Pourquoi j’étais là ? (rires) Même moi, j’en revenais pas ! On s’est croisés, genre : « Ah, toi aussi t’es là ! » Lui était avec Orel et moi avec Camélia, alors qu’à la base, on n’était pas sensés se voir.
P : Trop fou ! Franchement, c’est un beau souvenir. Tu te dis qu’on s’est rencontrés métro Croix Rousse (à Lyon, ndr) et on finit par se croiser aux Victoires de la Musique. « De la Croix Rousse aux Victoires. » C’est bon, tu as ton titre. (rires)
E : Après, t’es tellement stressé par ta performance…
P : En plus, c’est la téloche. T’es en direct, t’as pas envie de foirer.
E : Limite, tu ne calcules même pas ce qui se passe, jusqu’à ce que tu montes sur scène. Une fois que c’est fini, t’as engrangé tellement de stress que t’as juste envie de faire la teuf et de rencontrer des gens. J’ai parlé à Étienne Daho, lui à Patrick Bruel.
P : Non, ça c’était à une autre soirée ! Il était venu nous voir à Bercy. Bah oui, il écoute du rap. Tu l’as pas vu en photo avec Tyler The Creator ? Là, je crois qu’il est sur un doss’. (rires)
Ton taf avec Camélia Jordana, est-ce que c’était différent de ce que tu as pu faire avec des artistes rap ?
E : Complètement. C’est une très grande chanteuse, qui a une maîtrise de la voix et une vision de la musique exceptionnelle. J’ai beaucoup appris à ses côtés et ça a été une expérience super enrichissante. Jamais je n’ai perçu la musique comme ça avant. Le pur travail de l’écriture musicale, des harmonies et des arrangements. Dans le rap, tu n’as pas besoin d’une architecture complexe. Juste avec un son, tu peux faire passer une émotion. Avec une telle artiste, il faut avoir une écriture béton, sinon ça ne marche pas. Ça m’a grave ouvert l’esprit.
Composition et beatmaking, ce sont deux choses distinctes ?
P : Ah, complètement !
E : Quand je fais du beatmaking pur, je ne considère pas que je fais de la musique. C’est du son, en fait. Avec un 808 et un son de cloche, tu peux faire un morceau.
Aujourd’hui (…), les mecs composent, font des toplines, on est dans l’ère de la liberté.
Oui, une boucle suffit, même si c’est peut-être réducteur dit comme ça.
P : Non, c’est pas réducteur. À la base, le beatmaker, il prend un sample et il met une rythmique dessus. Le compositeur, si tu regardes, c’est celui qui a fait le sample. C’est lui qui prend ses droits. Aujourd’hui, tout se rejoint. Les mecs composent, font des toplines, on est dans l’ère de la liberté.
Alors, comment vous définissez-vous tous les deux ?
E : Moi, je me définis comme un compositeur russe. (éclats de rires) Compositeur français d’origine russe !
Tiens d’ailleurs, les références hispaniques (Almeria, le nom de votre duo, et Hijo, le nom de votre nouvel EP), ça vient d’où ?
E : Historiquement, Almeria c’est un mot d’origine arabe qui a été intégré par la langue espagnole. Ça veut dire « le reflet de la mer ». On l’a choisi parce que c’est là que Serge Gainsbourg et Brigitte Bardot se sont séparés et qu’a été écrite la chanson « Initials BB ». C’est un mélange de tout ça.
P : Sachant qu’on vient du sud, on voulait quelque chose de solaire. Après, Hijo, c’est un hasard. Jazzy Bazz a posé un refrain où il disait « Hijo, hijo ». Ensuite, Gros Mo l’a harmonisé . Il se trouve que c’est le morceau le plus fort de l’album, alors on l’a appelé comme ça, sans prise de tête. Ça représente ce qu’on a voulu exprimer par la pochette : la débrouille, le DIY.
La pochette comporte une voiture décomposée. Pourquoi ?
E : Parce que l’album a été un énorme puzzle et une sorte de voyage. D’où la voiture. L’idée d’être des gens de passage, entre différentes villes et différentes culture.
P : Surtout, la voiture, c’est une des salles de concert les plus communes de France. Tout le monde écoute de la musique et la partage en voiture, sur la route des vacances. C’est très représentatif du hip-hop : on a tous des souvenirs à galérer, en train de boire des coups sur un parking. Voilà ce qu’a exprimé Yassinn Taha, avec qui on a fait la pochette. Il a digéré toutes ces idées a créé cette voiture du turf’.
La voiture a même formaté certains sons. Le son dirty south, par exemple, il s’écoute à l’arrière des coffres de voitures.
E : Exactement !
P : Complètement. Les gens kiffent entendre les basses. Voilà, c’est un savoureux mélange des codes hip-hop repris sous ce dénominateur commun.
Tout à l’heure, on a évoqué les Victoires de la Musique. Damso a profité de la dernière cérémonie pour remercier les beatmakers.
E : C’est clair, bien joué !
P : Grave, on s’est cru aux Grammy Awards ! (rires)
La musique électronique, c’est la seule scène où on s’intéressait aux mecs de l’ombre.
Est-ce que vous avez l’impression que ce métier est mieux reconnu de nos jours ?
P : Définitivement. L’intérêt des artistes envers les beatmakers, il commence avec SoundCloud. À l’époque, on voyait plein de potes placer (vendre des prods, ndr) pour des américains. Les ricains s’intéressaient à la seine, ils les mettaient en avant. La France s’est grave inspirée de ça. Beaucoup d’artiste français se sont dit qu’on avait des talents ici, alors pourquoi ne pas les faire bosser. En ce moment, on tend vers ça avec la starification des producteurs. La musique électronique, c’est la seule scène où on s’intéressait aux mecs de l’ombre. Dans le rap, tout le monde s’en battait les couilles. Enfin, c’est mon ressenti.
E : Ah, oui, oui ! Ils s’en battaient bien les couilles. (rires)
P : SoundCloud, ça a changé ma vie !
E : Moi, en parallèle, je faisais une tournée avec Nemir à cette époque, donc…
P : Toi, tu avais percé ! Il est plus âgé que moi le tonton. (rires)
E : Le grand frère ! (rires) En parallèle, je taffais grave dans le milieu rap et je voyais bien que le mec qui passait des instrus derrière, bah… c’était juste le mec qui passait des instrus. (éclats de rires)
Genre : « Vas-y gros, lance le son ! »
P : Oh, coupe, coupe, coupe ! Pull up ! (rires)
E : Après, ça va, parce que notre équipe, c’était une famille. Mais je voyais les autres, c’était comme s’ils étaient gardiens de but. Pas le droit de jouer, quoi. Moi, vu que je jouais pas sur platines mais sur MPD, j’arrivais à m’immiscer dans ce truc. Sauf qu’il fallait le créer, cet espace.
P : Là où aujourd’hui, on ramène des beatmakers sur scène pour leur faire jouer des trucs. Même ce que je faisais avec Jorrdee, je voyais personne le faire, à part tonton qui était sur scène avec sa casquette. (rires)
De mon point de vue, les producteurs sont à l’avant-garde. Ce sont eux qui font avancer le son. Est-ce que vous arrivez à pressentir ce qui va venir par la suite, « l’après-trap » ?
E : Le futur de la musique, personne le connait. Le présent, déjà, c’est compliqué, alors… (rires) La trap, ça fait dix ans qu’on se pose la question et ça continue de se renouveler.
P : Le jour ou quelqu’un fera un truc différent et pétera, il lancera une autre mode. Comme ceux qui ont versé dans l’afro : MHD en France ou J Hus en Angleterre. Tous ces artistes, ils placent des curseurs dans l’industrie. DJ Snake sort son album, tout le monde se met à faire des petites voix pitchées. Drake sort Nothing Was The Same, tout le monde fait des prods comme 40. Calvin Harris, J Balvin, c’est ça, ce que j’appelle des curseurs.
E : Qui l’eut cru, que le pur reggaeton, ça deviendrait pop. Parce que c’était pas très respecté, comme musique. Pareil pour l’explosion de Rosalía.
P : Rosalía, magnifique ! J’aurais mis un billet, mais pas trop gros. Parce que l’album, il est pointu.
E : C’est pas l’album qui l’a fabriquée.
P : Totalement d’accord ! Si elle ne fait pas le feat avec J Balvin, elle break pas.
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