Akua Naru : "La joie est un acte politique"

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Akua Naru : "La joie est un acte politique"

Trois années ont passé filé depuis la sortie de The Miner’s Canary, le deuxième album d’Akua Naru pour lequel nous l’avions rencontré lors d’un passage à Nantes. Grande militante des droits civiques et humaniste, la femcee est récemment revenue sur le devant de la scène avec un tout nouveau projet intitulé The Blackest Joy. Foncièrement inscrit dans la lignée de ses précédents, ce troisième album s’érige en un stimulant traité politique et philosophique, incitant ses contemporains à une célébration primordiale et immodérée de la joie ; la joie comme arme de paix ; la joie comme outil du progrès social. Sont recueillis ci-après les quelques traces d’une rencontre inspirante teintée de positivisme.


The BackPackerz : Tu as eu l’idée de cet album lorsque tu étais en Afrique, peux-tu nous parler de la génèse de ce projet ?
Akua Naru : En fait tout a vraiment commencé lorsque j’étais à New York, on avait enregistré pas mal de morceaux et il y avait déjà des choses très claires dans ma tête. Et puis on est allé faire une tournée dans cinq pays d’Afrique sur dix jours. J’ai rencontré énormement d’artistes là bas. C’était une progression naturelle que ces artistes influenceraient l’album.
Comment s’est passé la collaboration ? Etait-ce différent dans l’approche musicale qu’avec des artistes « occidentaux » ?
Non, les artistes sont des artistes ! Ils jouent tous de la musique. Mais travailler avec des gens talentueux, c’est juste merveilleux.
Pourquoi avoir choisi The Blackest Joy (ndlr : La Joie la plus Noire) comme titre ?
Parce que ma musique est très politique. J’ai déjà dit beaucoup à travers mes précédents projets sur les différents aspects de la condition noire. Mais nous ne faisons pas que souffrir. Il y a tant d’autres choses : il y a la beauté, la force, la résilience ou encore la joie et j’ai voulu focaliser l’album là dessus. Notamment la joie en tant qu’acte politique. Pour moi, la joie est un acte de résistance et de force.

Est-ce une coïncidence de sortir cet album politiquement très à charge lorsque l’on voit tout ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis ?
Non, parce que rien n’a changé dans mon pays. Comme dit Will Smith : « C’est juste que maintenant c’est filmé » donc plus de personnes ont la possibilité de voir ce que l’Amérique blanche a réfuté depuis si longtemps. Rien n’a changé. Donald Trump donne l’opportunité à ces personnes de dire tout haut ce qu’elles ont toujours pensé. Il y a dix ans on pensait qu’il fallait être politiquement correct, donc certaines choses ne pouvaient pas être dites à haute voix. Aujourd’hui, ces gens se sentent « légitimes » dans leur propos, mais dans les actes nous avons toujours subi leurs discriminations. Cet album, je le sors dans ce contexte trouble avec l’objectif de célébrer la joie noire ; c’est très important. Pour nous, ce que la joie représente est unique.
Pourtant on pourrait croire que la politique de Trump est tellement extrême et réactionnaire qu’elle aurait tendance à unifier les oppositions…
Oui en effet, c’est un aspect positif. Les gens ont un référant en la personne de Trump qui personnifie le problème. Beaucoup de gens se sont unifiés et ça a permit également d’en politiser certains pour lui faire barrière. On peut aussi en voir des traces dans l’art mainstream, parce qu’il y a beaucoup d’artistes dégoûtés que cet homme soit président. C’est un phénomène qui n’existait pas sous l’ère Obama.
L’album débute et se conclut avec le bruit de l’océan. Une raison particulière ?
J’ai enregistré ça moi même en Tanzanie. Tous les matins je me réveillais et j’allais écouter le bruit de la mer et c’était en quelque sorte le début du voyage pour moi afin de rencontrer la joie. C’est une histoire personnelle, tous les samples que tu entends sur l’album, je les ai enregistré moi-même, il n’y a aucun sample d’autres artistes. L’album commence et finit par le bruit des vagues parce que… (elle s’arrête) c’est ici que mon voyage commence.

Akua Naru & DigFlo Band @ Cabaret Sauvage


Tes concerts sont une véritable expérience. Vous mariez à la perfection les moments intimistes avec des moments énergiques offrant équilibre et consistance substantielle à la performance. Quelle est la recette pour rendre ces concerts si intenses ?
Je ne sais pas. Pour moi ce n’est pas parfait, ça peut toujours être mieux. Tu sais ça va faire cinq années qu’on tourne sans véritable interruption, à partir d’un moment, tu commences à savoir ce qui marche ou pas avec le public. Et puis c’est une question de timing : « ce moment est un moment pour la foule d’applaudir, ce moment est un moment de silence ». Tu testes différentes choses, et au bout d’un moment tu peux savoir ce qui marche vraiment. Mais je ne crois pas qu’il y ait une recette parfaite, en tout cas je cherche à toujours faire mieux.
Peut-être ajouter une partie vidéo ?
En arrière-plan ? Ouais ! Ça serait dingue. Après je ne pourrais jamais me dire que c’est parfait, que je n’ai plus rien à faire, ça serait de l’arrogance.
Je réécoutais l’autre jour Journey Aflame (ndlr : son premier album) et j’ai remarqué l’évolution de ta voix au fil des projets et à quelle point ta voix a pris sur ce dernier album une assurance et une force presque magnétique. Dirais-tu que tu as atteint un pic en tant qu’artiste ?
Non, mon objectif actuellement est d’être une meilleure écrivaine. Je pense que je suis une bonne écrivaine, mais je suis en recherche constante de la prochaine métaphore, de la nouvelle façon de jouer avec ma langue, d’écrire encore mieux que sur le morceau précédent. Ce n’est pas une compétition avec moi-même, mais ça me permet d’avancer, de repousser les limites et les possibilités du langage. En tant qu’artiste, tu recherches toujours les meilleures façon de faire de l’art et de l’exprimer, à travers les mots, les images ou les sons. Je ne veux jamais me dire que j’ai atteint un pic ! C’est un voyage sans fin.

Tu es une personne spirituelle et tu as une vision du monde très marquée. Quel conseil donnerais-tu aux jeunes générations qui font face à ces nouvelles problématiques sociales ?
Enfant, ma mère ne m’a pas acheté de tablette, nous avions d’autres jeux, des jeux manuels. Nous avons tous ces merveilleux outils aujourd’hui, mais je pense que si tu commences dès le plus jeune âge à regarder un écran… Enfin je ne sais pas. Je crois que nous avons beaucoup de distractions pour les jeunes mais aussi pour les adultes : réseaux sociaux, télévision, smartphone. Et ça commence de plus en plus jeune. Lorsque tu es constamment bombardé d’images, cela a un impact sur la façon dont tu interagis avec le monde.
Mais je ne crois pas que la jeunesse soit perdue, elle fourmille d’idées. Tu as accès à toute la connaissance via Internet, ce n’est plus comme quand tu devais aller à la bibliothèque pour trouver ce que tu cherches. C’est devenu difficile de distinguer les informations factuelles de ce qui est faux. Regarde moi par exemple, quelqu’un m’a fait une page Wikipédia, et a mis un âge qui n’est pas le mien, et les gens viennent me parler en se basant sur ces faits, alors qu’ils sont faux. Donc celui qui a le pouvoir d’écrire ce genre de choses, a le pouvoir de manipuler. Et je ne pense pas que ça soit une question d’âge, c’est juste le monde dans lequel on vit.

La notion de voyage tient une place importante dans tes projets. Selon toi, est-il nécessaire de voyager et de découvrir d’autres cultures pour se réaliser ?
Non. Chaque personne est différente : certains ont besoin de faire ci, d’autres ont besoin de faire ça, certains ne devraient pas faire ça, d’autres devraient absolument faire ça, ça varie beaucoup. Mais dans mon cas, je suis une grande voyageuse, ça a beaucoup à voir avec le travail que je fais et la raison pour laquelle je suis ici sur cette planète, et cette chance d’être une musicienne me permet de combiner mes deux amours. Lorsque je suis en tournée, ce sont mes deux moteurs de joie. Je fais ce que j’aime, même lorsque je suis fatiguée.
Il ne serait donc pas faux d’affirmer que tu es heureuse dans ta vie actuellement ?
Oui je suis très heureuse !

Akua Naru & DigFlo Band @ Cabaret Sauvage

Ecoutez The Blackest Joy, le troisième solo d’Akua Naru ici 


Remerciements : Paname Art Café
Crédit photos : Anto et diplomatsofsound.org