À la veille d’une tournée européenne jusqu’alors rêvée, AJ Tracey (Ché Wolton Moran) n’a pas volé son succès. Très longtemps ignoré par les labels et les producteurs, il est aujourd’hui un artiste respectable et respecté. Fervent adepte des freestyles, officiant sur les radios pirates, telles que les sessions de Julie Adenuga (Rinse FM) avant que la station ne soit officiellement légale, AJ Tracey avait retenu toute l’attention de la scène UK dès ses débuts en 2010.
Averti et conscient de sa capacité de rebond, la radio pirate s’est imposée comme une évidence, et c’est sans doute la pierre angulaire de sa carrière. Tout comme elles ont pu l’être pour des artistes UK rap comme Stormzy ou Skepta, ces circuits de diffusion parallèles, drainent une pépinière de jeunes talents underground, et sont les terrains de jeux des aficionados butés au son.
Inconditionnel de clashs, mais aussi de sets avec son acolyte Spooky Bizzle, AJ Tracey fait ses premières apparitions sur les ondes de Flex FM, Déjà Vu ou encore Mode FM. En plus de cumuler les boulots alimentaires, il squatte jusqu’à 5 jours par semaine les antennes, et commence aussi à se faire un réseau, parmi lesquels des artistes qui constituent aujourd’hui les figures de proue de la scène UK Grime.
Si cette culture des radios pirates est assez ancrée dans l’ADN des musiques UK au sens large, elles participent aussi à la construction du personnage et à une philosophie. Le profil type du MC résidant auprès des radios pirates, est généralement underground, indépendant, et a une énergie vorace et authentique. Car de l’énergie il en faut. Et c’est à peu près ce qu’il a fallu à AJ Tracey pour percer avant d’en arriver à une tournée européenne.
Squatter illégalement, monter à la hâte des antennes, et parfois se rendre dans des no-go zones de quartiers miteux, pour avoir peut-être une chance de capter le Saint Graal « signal » qui permettra d’émettre. Bref, AJ Tracey comme bien des artistes avant lui, s’est construit à la frontière, entre le licite et l’illicite, et de manière totalement affranchie. Tout comme sa mère, ex DJ-résidente sur une radio pirate du Pays de Galles, AJ Tracey revendique aujourd’hui une indépendance folle.
Bien souvent, la voie du succès force aux concessions et à une uniformisation du style. Mais dans AJ Tracey, le MC semble démontrer absolument l’inverse. De la diversité dans les genres, et les tonalités, AJ Tracey atteste du fait qu’il n’a pas perdu sa richesse créative de l’époque radio pirate. Mais il semble aussi prouver qu’il prend le contrepied de la Grime.
Si la volonté farouche d’AJ Tracey, est de s’émanciper de la Grime, comme il le rappelait dans une interview pour le magazine Esquire en avril 2018, dans laquelle il déclarait « Just Don’t Call Me A Grime Artist », son album AJ Tracey en est une preuve éclairante. Ce constat frappe par les sonorités, et la kyrielle de flows qu’il convoque d’un son à l’autre, avec une habileté dont il a la pleine maîtrise. Enfin, même si les clins d’oeil à la culture UK sont nombreux, il semble lorgner sur les US, et son lot d’artistes.
“I put a tweet out saying, ‘I’m the most versatile MC in London, you have to say that as fact’
Plus ou moins évident dans le son précédent EP Secure The Bag (2017), dans AJ Tracey, la Grime est bien sous-représentée. Produit par Swifta Beater, producteur UK du crew E.O.G (Element Of Grime), le titre « Doing It » et « Nothing But Ned » (feat. Giggs) sont sans doute les seuls morceaux Grime de l’album.
Sur AJ Tracey, les influences sont assumées. À l’image du titre aux influences caribéennes et dance-hall, « Butterflies » (feat. Not3s), répertoire nouveau, et absolument incarné par un clip à l’ambiance tropicale, venu tout droit de Trinidad et Tobago, terre d’origine du père de Ché. Enfin, c’est aussi l’un des premiers titres d’AJ Tracey à finir en dans le TOP UK 20 et à cumuler plus de 24 millions de vues.
Toujours aussi éclectique, AJ Tracey va jusqu’à sampler un titre de Jorja Smith sur « Ladbroke Grove » dont la rythmique électroniques se confond avec le UK garage. Le titre s’impose de lui-même comme un double hommage, en direction de la scène londonienne, mais aussi et surtout, comme une ode à l’amour pour un quartier dans lequel il a grandi.
Parmi les différents morceaux, « Rina » et « Necklace » sont assez révélateurs du génie d’AJ Tracey. Sur « Necklace », il parvient à faire cohabiter la douceur de la guitare acoustique, façon Cabrel, et l’autotune aux côtés d’un artiste en devenir, le new-yorkais Jay Critch. Ce même Jay Critch qui avait été consacré par la critique à l’été dernier pour son projet Hood Favorite.
Ces surprenantes combinaisons, attestent de la propension créative d’AJ Tracey qui sort totalement du cadre convenu. Décidé à prouver qu’il est là où on ne l’attend pas, un peu comme sur le titre « Wifey Riddim 3 » aux accents pop, et où les notes de piano viennent clôturer le morceau.
Sur le titre et le clip « Psych Out! », AJ Tracey semble parodier la Thug Way Of Life, en se mettant en scène dans un strip club, où luxure et argent prennent toute la place. Comme à la manière d’un pastiche, AJ Tracey semble se jouer de toute la mise en scène des clips US, et se réfugie derrière des lunettes cerclés en forme de cœur.
Preuve revancharde de son succès, AJ Tracey s’est vu attribué un show exclusif en partenariat avec Apple’s Music Beat 1. Baptisé « 100% Farm Fresh with AJ Tracey » en référence à la chèvre qu’il a adoptée, et qui figure en cover de son album. Au programme, des sets, et des playlists spécialement élaborées par le jeune MC, l’occasion de faire un tour d’horizon de ses influences, et l’opportunité pour AJ d’inviter ses amis.
Par-delà la musique, AJ Tracey s’est fait également repéré par des marques prestigieuses. Dans une de ses récentes campagnes, Nike a par ailleurs sollicité la participation de l’artiste pour apparaître dans le court-métrage « Nothing Beats A Londoner », où l’on aperçoit également des visages familiers, comme Skepta qui ouvre la publicité avec en fond son titre « Shutdown ».
Mais si les marques sont autant intéressées par le MC, il semble qu’il leur rende assez bien. Sur sont projet, nombreuses sont les références à des marques de luxe, comme sur le titre « Prada Me » ou « Double C’s » qui parlent d’eux-mêmes. Et quand il ne dédie pas un titre, il les évoque à loisir comme dans ‘Wifey Riddim 3″ où il invoque plusieurs marques dont Gucci ou encore Yves Saint Laurent sur « Psych Out! ». Oublié l’étable, la chèvre et la simplicité, le MC semble entrer dans un nouveau cycle un peu matérialiste.
Même si le succès est mérité, il ne reste plus qu’à souhaiter très fort que notre jeune poulain soit égal à lui-même et ne se métamorphose pas à coup de billets verts. Car l’un des talents d’AJ Tracey réside sans doute dans son ADN créatrice indépendante, jusqu’ici préservée, et à l’abri des grands cérémonials des machines à cash. D’ici là, on vous donne rendez-vous le mardi 16 avril au Badaboum pour écouter le chant du coq.
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