BACKPACKERZ : Le nom de votre groupe, Midnight Hour, est j’imagine un hommage au morceau de Wilson Pickett, « In the Midnight Hour ». C’est une expression qui n’existe pas en français. Comment pourriez-vous la définir ?
Adrian Younge : « The midnight hour », c’est juste un moment dans la soirée. C’est…comment dirais-je ?
Ali Shaheed Muhammad : C’est le moment, par exemple, après une longue journée, quand tu veux juste te changer les idées, créer une rupture. C’est un environnement différent, un état d’esprit différent. En faisant ce disque, on avait en tête une espèce d’ambiance de speakeasy, similaire aux années 30. Pas vraiment une ambiance enfumée mais plutôt…
« Smooth » ?
ASM : Oui, smooth ! Un moment où les conversations deviendraient plus intimes et sophistiquées.
Quel a été le déclic pour composer ce projet ?
AG : On a commencé à travailler sur ce projet au moment de l’album de Souls of Mischief (There Is Only Now en 2014 où Adrian a choisi Ali Shaheed Muhammad comme narrateur du projet) mais on ne le savait pas encore vraiment. On faisait juste de la musique mais on ne réalisait pas qu’on avait devant nous le squelette de ce qui allait devenir le groupe Midnight Hour. Jusqu’au moment où on s’est dit : « Oh, on tient quelque chose ! »
Adrian, je sais que tu connais ton histoire du rap. En choisissant Ali pour l’album de Souls of Mischief, j’imagine que tu avais à l’esprit le fait qu’ils étaient sur le même label que A Tribe Called Quest à l’époque, à savoir Jive.
AG : Ali et moi on s’est rencontré à Brooklyn en 2013… C’est bien ça, Ali ?
ASM : Oui !
AG : J’étais en tournée avec Ghostface (Killah). On a mangé ensemble avec Ali et je lui ai demandé de faire partie de ce projet avec Souls of Mischief. Quand j’ai demandé au groupe si l’idée de travailler avec Ali leur convenait, ils m’ont répondu : « Mais bien sûr, on le connait depuis longtemps ». Ils ont fait leur première tournée avec Tribe (Called Quest) à l’époque. Je ne me souvenais plus de cela pour être honnête… Mais au final je voulais Ali sur le projet, donc ça ne pouvait pas mieux tomber.
Dans notre interview précédente, tu nous parlais déjà du projet Midnight Hour, alors en gestation, en le définissant comme de la musique que pourrait sampler A Tribe Called Quest s’ils étaient encore actifs. Or ils ont sorti un album, leur dernier, entre temps (We Got It from Here… Thank You 4 Your Service, en 2016).
AG : Woh, c’est fou ! Ce que je voulais dire, c’est que le projet ressemble à de la musique qu’ils auraient pu sampler. Ils ont été importants pour moi car je ne savais pas que j’aimais le jazz avant d’écouter A Tribe Called Quest. Tout ce qu’ils ont samplé en la matière, je ne savais pas que ça existait, mais j’adorais ça. La musique que l’on fait aujourd’hui, c’est comme la suite d’une conversation qui aurait commencé avec les morceaux qu’ils ont samplés à l’époque. J’ai beaucoup aimé leur dernier album par ailleurs.
A Tribe Called Quest a été une influence énorme pour ta génération.
AG : C’est toujours mon groupe préféré de l’histoire. Ils ont clairement eu un impact énorme sur ma génération et moi-même, à travers leur musique, évidemment, mais également à travers la musique qu’ils ont mis en lumière avec leurs samples. Vous pouvez entendre toutes ces influences sur The Midnight Hour.
Il y a aussi chez Tribe cette mise en avant de sonorités acoustiques qui est très importante pour toi.
AG : Ça a eu un vrai impact oui. En plus de sampler ces morceaux, ils faisaient jouer la basse par une légende comme Ron Carter, qui venait directement de cette époque (le bassiste est crédité sur The Low End Theory). Ils ont montré qu’en plus de sampler, on pouvait aussi ramener des musiciens live. C’était une idée brillante.
Considérez-vous toujours le rap comme une porte d’entrée aux autres genres ?
AG : Complètement. Le hip hop a samplé tellement de grande musique… Et s’il ne l’avait pas fait, beaucoup d’entre nous n’aurait jamais connu l’existence d’une telle musique. Cela a vraiment créé une culture bâtie autour du break et du sample. Si le hip hop n’avait pas existé ou explosé de cette manière, 75% de cette musique aurait alors été oubliée. Le hip hop l’a maintenu en vie. Il continue de le faire.
Avant l’expérience Midnight Hour, vous avez composé ensemble la bande originale de Luke Cage, une série Netflix basée sur un super-héros Marvel. Comment êtes-vous arrivés sur ce projet ?
ASM : Le showrunner de la série, Cheo (Hodari) Coker, nous a contacté Adrian et moi, séparément à la base. Il ne savait pas qu’on bossait déjà ensemble à cette époque donc ça l’a plutôt arrangé finalement. Adrian avait déjà fait la bande originale d’un film, Black Dynamite, dans une veine blaxploitation, avec ces sonorités particulières : soul, funky, les pédales wah-wah, tout ce genre de trucs. J’ai toujours voulu travailler sur une bande originale ! A ce moment-là, je me sentais prêt car j’avais une meilleure compréhension théorique de la musique et des instruments, qui me permettait de ne plus avoir à forcement sampler. Ça a vraiment renforcé mon niveau de musicien. Le personnage de Luke Cage est du genre à écouter du Rakim, du Wu-Tang, du Tribe Called Quest, et il a un goût pour les arts littéraires, le jazz, le blues. Tous ces éléments se retrouvent aussi dans le hip hop. Avec l’expérience d’Adrian sur l’instrumentation live, Cheo savait qu’on était capables de créer l’univers sonore de la série.
Quelle a été votre approche pour la composition de cette bande originale ?
AY : Ali et moi, on a une approche un peu différente des compositeurs habituels. On comprend que notre travail là-dessus, c’est de renforcer les images par la musique. Là où le compositeur habituel fait sa bande originale pour littéralement donner au spectateur une émotion précise, notre approche est aussi de faire une super musique qui s’écouterait sans les images. On veut créer un vrai monde d’un point de vue musical. La musique elle-même est aussi importante que la façon dont elle vient accompagner les images. La plupart des compositeurs ne travaillent pas comme ça. Tout ceci est évidemment propre à nous, on a fait un vrai choix de pouvoir faire une musique qui peut s’apprécier en dehors de l’écran de télévision.
C’est une vraie opportunité pour vous de toucher à d’autres secteurs. C’est dans l’air du temps actuellement. Les chaînes de télé vont chercher des réalisateurs de cinéma, des artistes d’autres genres pour tenter de se différencier.
ASM : C’est excitant oui! Il a y encore tout un ensemble de créateurs, de producteurs, d’écrivains pour la télé qui n’arrivent toujours pas vraiment à imaginer un paysage sonore qui serait propre à lui-même, indépendant, dans une veine plus artistique. Ils aiment que la musique reste à sa place. On sait le faire aussi mais on préfère quand la vision est plus audacieuse que cela. L’expérience pour le spectateur est plus intense car elle dure plus longtemps, ce n’est pas juste de l’émotion sur le moment.
Était-ce difficile de se renouveler pour la deuxième saison de la série ?
AY : Non car la saison 1 était le vrai challenge ! On ne savait pas à quoi allait ressembler l’univers. C’est difficile. Tu as une vision et elle doit convenir au réalisateur, au producteur exécutif, tu ne sais pas si la série va continuer. Pour la seconde saison on avait déjà leur confiance suite à la première.
ASM: Adrian, Cheo et moi, on a fini par parler le même langage. Au moment de la première saison, Cheo devait convaincre Marvel et Netlix de nous avoir choisi… Il devait leur répéter : « Faites-moi confiance » ! Nous, on savait ce qu’il voulait car on discutait beaucoup. Il nous parlait de Mobb Deep, de choses comme ça. On savait où on mettait les pieds.
ASM : C’était quelque chose qu’il fallait que je fasse. Quand on samplait c’était incroyable, toute cette source était inspirante : capturer un moment, un break et en faire quelque chose de plus gros. Mais d’un point de vue composition, j’y ai toujours vu des limites et tu utilises finalement toujours l’idée de quelqu’un d’autre. Je savais que j’avais cette musique en moi qui cherchait à s’exprimer. Retourner aux fondamentaux de la création. J’ai vu des grands esprits musicaux chez J Dilla, Large Pro ou Q-Tip. Je suis persuadé que James Brown ou Isaac Hayes auraient été des DJ si ils étaient nés dans les années 70 ou 80. Les outils étaient juste différents entre les générations. Pour nous c’était les platines.
L’art du sampling a-t-il toujours du sens avec le tout numérique et les morceaux à disposition sur YouTube ?
AG : Quand tu découvres des samples à partir de vinyles, c’est quelque chose d’intime, de personnel. C’est quelque chose pour toi. Tu ne peux pas voir si le vinyle a fait des millions de vue. Encore plus quand c’est un 45 tours, car ils sont plus rares que les LP (Long Play, 33 tours). Et surtout chaque vinyle est unique et sonne différemment. Celui-ci a peut être plus de poussières, de rayures, etc. Sur YouTube, la résolution n’est même pas au rendez-vous. Ça n’a pas la même saveur. Cet art du diggin’ s’est un peu perdu avec le numérique.
Ce n’est qu’un processus qui continue aujourd’hui avec des sites comme Tracklib qui vous fournissent clé en main les boucles à sampler contre une somme d’argent.
AG : Après, tout le monde sample différemment. Quelqu’un comme DJ Premier par exemple, c’est un maitre en la matière. Donne-lui un sample et il l’utilisera comme personne d’autre n’y aurait pensé. C’est ce que tu vas faire avec qui importe, comment tu vas le découper, le rendre personnel.
Adrian, tu as beaucoup travaillé seul sur ton univers musical. Comment se passe votre connexion avec Ali ?
AG : Le truc c’est qu’Ali et moi, on a une vision assez commune. On a les mêmes références, nos esprits sont faits du même matériau. La seule différence, c’est que quand j’imagine un morceau disons rouge, Ali l’imagine bleu, si je peux l’expliquer comme ça. On essaie de mélanger tout ça ensuite et de créer un nouveau contenu. On a les mêmes compétences mais on ne pense pas tout à fait aux mêmes choses au même moment. On se rend meilleur l’un l’autre. C’est ça Midnight Hour. Si tu penses que je suis un génie dans ce que je fais, si tu penses qu’Ali est un génie dans ce qu’il fait, alors imagine nos deux génies réunis pour un projet commun.
On sent depuis quelques années une fascination des artistes rap ou electro pour l’acoustique, les instruments live, le passé en général. Vous vous inscrivez depuis le départ là-dedans.
AG : Pour moi, l’art est classique par définition. Un morceau qui vient des années 60 ou 80 résonne encore chez les gens car il est fait d’une manière classique. Cela traverse des décennies, voire des siècles pour certains morceaux. J’utilise toujours l’exemple de la « Christmas music ». Aux USA, ça démarre dès octobre jusqu’à la période de Noël. De Nat King Cole à Sinatra, il y a ces morceaux très connus qui ont perduré et vont rester encore longtemps. Ce que j’ai remarqué, c’est que les jeunes générations aiment ces choses classiques aussi longtemps qu’ils seront éduqués musicalement. Nous avons tous ce même esprit artistique qu’on développe au collège ou au lycée. Cette époque définit qui tu seras pour le restant de ta vie. Tu as les capacités de percevoir ce qu’est le bon art depuis toujours. Quand j’avais 18 ans, il y avait ces vieux morceaux qui déchiraient et je n’y voyais qu’une possibilité de les sampler. En grandissant, j’ai compris que ça valait bien plus qu’un simple sample. Mais j’ai dû devenir plus intelligent musicalement pour comprendre ça.
A travers cette fascination, j’y vois également une certaine idée de frustration, voire de complexe pour les producteurs de rap, comme s’ils ne voyaient plus que les limites de leur musique.
ASM : Tu as raison mais je ne parlerais pas de « limites » avec cette connotation négative uniquement pour les producteurs de rap. Je pense qu’en général, l’humain est de nature curieuse et cherche à comprendre son essence. Est-ce qu’on peut apprendre du passé ? Est-ce que ça peut m’aider pour ma musique actuelle ? Pour moi les producteurs sont des archéologues. Il aiment dépoussiérer des choses recouvertes. Mais il y a aussi une grande part d’exploitation là-dedans. Certains chercheurs creusent pour s’enrichir et revendre des objets anciens. D’autres creusent pour tenter de comprendre un mode de vie passé. C’est pareil dans la musique. Certains cherchent à innover et s’améliorer en écoutant les maitres et des morceaux du passé, d’autres vont directement chercher les hits pour les recréer par facilité. Ils nourrissent des oreilles déjà familiarisées avec un type de son. Par exemple, Rihanna et Khaled avec le morceau de Santana…
C’est tellement pauvre comme idée…
ASM : (Rires) Pour beaucoup d’entre nous nous, c’est une idée pauvre mais certains artistes développent leur business avec ça, ils font de l’argent. Nous on vient d’une perspective musicale plus pure. On ne veut pas exploiter, on veut apprendre car la musique a une grande capacité de communication. C’est le meilleur langage universel possible.
Est-ce que le rap dans son essence n’est finalement pas devenu trop petit pour certains artistes ?
AG : Quand on parle de hip hop sous sa forme première, on parle d’un beat et d’un rappeur, n’est-ce pas ? Quand tu fais un morceau avec un chanteur, il y a beaucoup de refrains et de changements de mélodies, il faut moduler la voix sur pas mal d’échelles, ce genre de choses. Avec un rappeur, on est plutôt en mono. Quand tu fais un beat, il sera essentiellement pareil tout du long à part le refrain. Si on prend ça comme une limite à cause du style musical, alors OK, pourquoi pas. Mais tu peux aussi dire que le blues a ses limites, que le be-bop a ses limites. Le hip hop est un genre avec des règles. Les voici, tu peux faire un tas de choses, mais il y a des choses que tu ne peux pas faire. C’est comme ça.
ASM : Je ne dirais pas que le rap est trop petit quand tu regardes d’où il vient et que tu vois aujourd’hui des artistes comme Ariana Grande avoir des influences aussi rap dans leur musique pourtant identifiée pop. Ou même chez Miley Cyrus. Le rap s’est infiltré partout.
Pour terminer, j’aimerais parler de l’impact de Paris sur le mouvement de la Renaissance de Harlem auquel votre album rend hommage. C’est quelque chose que vous avez en tête quand vous venez jouer ici ?
AG : Complètement ! Mais c’est quelque chose que je ressens quand je viens en Europe plus globalement. Les artistes noirs n’étaient pas respectés du tout aux USA, du tout… Alors quand ils venaient ici et qu’ils ressentaient cet accueil, ils se disaient : « C’est sûr, je viens m’installer ici ! ». C’est intéressant pour Ali et moi car on sent qu’on fait partie de cela, de cet héritage. On se sent inspiré par les artistes passés ici. Les esprits sont clairement plus ouverts ici concernant la musique.
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