Tuerie : la sublimation du mal
Papillon Monarque signe le retour de Tuerie après le succès d’estime considérable de Bleu Gospel. Un disque marqué par une écriture sans filtre illuminé par une ambiance musicale éclectique.
Les veines noires du papillon monarque sont le reflet de l’homme. Le miroir de notre condition morbide et de nos pulsions négatives. Si Tuerie avait laissé une image de lui bienveillante avec Bleu Gospel, le choix de cet hexapode comme titre pour son nouvel opus annonce une couleur bien plus contrastée. Celle d’un homme qui prend le parti de cracher ses vices aux visages de milliers d’auditeurs. Un virage à 360 degrés qui symbolise sa volonté à surprendre et à se détacher de ses contemporains.
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En 2021, on avait échangé à l’occasion de la sortie de Bleu Gospel et je t’avais demandé quel était ton souhait pour la suite de ta carrière. Tu m’avais alors répondu que tu souhaitais être le plus libre possible. Est-ce ton cas aujourd’hui ?
Musicalement je me sens libre c’est évident. L’art que j’ai instauré avec Bleu Gospel m’a permis d’installer de solides fondations. Le projet a servi de boussole à beaucoup de monde qui ont compris et accepté mon univers. Cela m’a permis d’être serein car les gens s’attendent dorénavant à des contrepieds de ma part. Je me sens libéré d’une certaine pression par rapport à mon public car il est ouvert à d’autres propositions artistiques.
On ne t’a pas vu pendant deux ans à la suite du projet Bleu Gospel. On voit ainsi que tu fais partie d’une case d’artistes qui peuvent se permettre de s’absenter sans craindre de perdre une forme de hype. Es-tu soulagé de ne pas être soumis au rythme de l’industrie ?
Cela m’a conforté dans l’idée que la qualité prime sur la quantité et la rapidité. Avec Foufoune Palace on essaye de faire les meilleurs produits possibles et on a la chance d’avoir un public qui comprend cela et qui est patient. Les gens savent que l’on sortira systématiquement des choses qualitatives donc on se sent libérés de toutes les obligations de l’industrie.
Pour entrer de façon claire dans ton nouveau projet, parlons d’abord de son titre. La symbolique du papillon monarque qu’est-ce que c’est pour toi ?
Il y a deux représentations pour moi. C’est d’abord montrer une forme d’émancipation, un éveil. Le papillon monarque porte des veines noires qui symbolisent pour moi les faces sombres de l’humain. J’avais envie de prendre cette image pour dévoiler d’autres images de moi. Après Bleu Gospel, j’ai eu le sentiment de laisser au public une vision de moi très amicale alors que ce n’est pas la réalité. Moi aussi j’ai des côtés sombres et je ne suis pas très doué en amour. Il fallait que je sois honnête et que je montre cet autre aspect de mon identité. L’autre symbole de ce papillon monarque est lié à la fête des morts en Amérique du sud. Là-bas, les catholiques voient cet insecte comme la résurrection d’un proche. C’est un thème que j’ai aussi explicité dans le projet.
Est-ce qu’il y a eu une influence de Kendrick Lamar dans ton processus créatif ? J’ai ressenti cela dans certains de tes flows assez agressifs et aigus, notamment dans le morceau “27 cèdres”.
Je suis inspiré par beaucoup d’artistes et Kendrick en fait parti. C’est quelqu’un qui sait utiliser les multi-voix et développer plusieurs personnages. Il a néanmoins mis beaucoup d’années à déconstruire sa figure pour atteindre ce stade. Avec Bleu Gospel je suis parti dans une esthétique similaire dès le départ qui a plu au public. La différence c’est que Mr Morale est son album le moins accueilli tandis que Bleu Gospel a été un succès d’estime important. Je trouve que nous sommes deux artistes assez similaires en fin de compte. La différence est que je me suis posé des questions plus précocement dans ma carrière et cela a donc moins perturbé le public.
Il y a également un jeu de transition entre les titres qui est poussé de façon cinématographique. Pourquoi avais-tu cette volonté d’autant lier ces morceaux dans Papillon Monarque ?
J’ai toujours aimé le concept de donner à voir la musique. J’aime quand le public peut imaginer des images en écoutant mes morceaux. Pour moi, mon art doit permettre à l’auditeur de fermer ses paupières et de rentrer dans un autre univers. Il faut qu’il y ait des images violentes, cinématographiques qui te sortent de ton métro boulot dodo de merde.
L’une des choses qui fait ta différence est ta manière d’écrire. On voit une contradiction dans le titre “G bounce” où tu parles du rapport aux armes à feu sur un groove gospel. Je trouve par là qu’il y a une forme d’écriture baudelairienne dans ton rap. On pourrait dire plus simplement que tu as une façon de sublimer la cruauté qui est saisissante.
La comparaison avec Baudelaire est flatteuse mais en réalité je me sens plus proche de Jul. J’ai une écriture très spontanée, je ne passe pas des heures à me casser la tête pour retranscrire mes émotions. J’essaye de faire une musique assez dure et à la fois digeste. C’est comme lorsque l’on te dit qu’un sourire peut faire passer toutes les émotions comme la joie et la tristesse. Ma musique peut faire passer des messages par des formes totalement différentes. Elle est poétique et violente.
Pour revenir au morceau, qu’est-ce qu’être un vrai g selon toi ?
Être un vrai g c’est savoir s’occuper de ses proches avec bienveillance, faire au mieux pour mettre bien sa famille et également rester loyal envers ses amis. C’est vraiment ça pour moi, c’est rendre fiers les gens qu’on aime au final.
Cela me rappelle la fameuse phrase de Vito Corleone : “Un homme qui ne passe pas de temps avec sa famille n’est pas vraiment un homme”.
C’est totalement ça. Il n’y a rien de plus gangster que de s’occuper de sa famille. Vito Corleone et Tuerie c’est la même idée du vrai g, c’est juste fait différemment.
En parlant de famille, il y a beaucoup de passages où tu parles de ton rapport paternel, de petites anecdotes liées à ton fils. Tu expliques cependant que tu ne veux pas qu’il suive ton exemple. Il y a une forme de gêne à être rappeur et père à la fois selon toi ?
Non car je suis très fier d’être rappeur. Je vois aujourd’hui que pas mal de rappeurs sous-entendent que rapper est une honte, moi je ne suis pas comme ça. Mon socle est le rap bien que je propose d’autres choses dans ma musique. La position que je prends par rapport à mon fils est néanmoins plus large. La musique est un milieu très difficile et je n’ai pas envie que mon fils trime autant que moi. C’est une voie qui n’est pas si belle qu’on le croit. Je ne veux pas pour autant contrôler sa vie. S’il a envie de se lancer à fond dans la musique, je serais le plus à même de l’accompagner.
Est-ce difficile socialement d’être rappeur finalement ? Comment perçois-tu le regard des gens, notamment lorsque tu es à l’école avec des parents d’élèves ?
Ce genre de situation est le plus beau pied-de-nez de la vie. Quand je vais à l’école pour chercher mon fils comme tout le monde on voit la différence c’est que je suis habillé avec une casquette à l’enfer et un baggy tandis que les autres parents ressemblent à des pingouins. Il n’y a pas si longtemps, un des parents m’a même demandé “C’est bon je peux récupérer ma fille ?” car il croyait que j’étais un animateur. ça m’a fait rire en réalité car je n’en ai rien à foutre de ce que l’on pense de moi. Je me sens libre de faire ce que je veux contrairement aux autres.
Tu te sens plus libre que les autres ?
On va dire que je me sens plus libre que le mec qui est obligé de pointer au taff tous les jours. Je sais en plus que ce n’est qu’un début pour moi car il reste encore du confort à acquérir. Il y a encore beaucoup de sacrifices à faire pour y arriver.
Revenons aux thèmes de l’album. La solitude en est l’un des plus présents. Il y a par exemple le titre “Numéro vert” où l’on entend une phrase en écho persistante, rappelant à quel point nous sommes désarmés face à notre condition solitaire. Est-ce que c’est une phrase que tu t’es souvent prononcé dans ta tête ?
Oui et je pense que tout le monde peut s’identifier à cette phrase. A la fin de la journée on est seul, on dort seul. Dans les moments difficiles on se rend compte également que peu de monde est présent. On se tourne de manière instinctive vers son noyau qui est pour mon cas ma mère. Peu de gens prient pour nous dans les phases dures et c’est le propre de l’homme d’être seul en fin de compte.
Tu cites aussi à un moment dans le titre “No More “ : “J’veux quitter ma peine, tu trouves ça cool à jouer les mecs tristes”. Est-ce que tu trouves que l’on est dans un monde de bandeurs de souffrance parfois ?
Je fais partie d’une équipe qui a décidé de faire de sa tristesse un business. On a une vision de cela assez lumineuse et on ne faussera jamais nos émotions dans nos titres. À l’inverse j’entends beaucoup de fausse tristesse autotunée dans le rap aujourd’hui et je suis très hermétique à cela.
Tu penses à des gens en particulier .
Je pourrais te citer des tas de noms mais je ne le ferai pas. Ça leur ferait de la promo gratuite (rires)
Un titre nommé “Reconnu sans être riche” m’a aussi interpellé. Comment vois- tu ce sentiment d’être reconnu ? Ce n’est vraiment pas une richesse pour toi ? Il faut de l’argent bien évidemment mais j’ai l’impression que c’est aussi quelque chose de vital dans la carrière d’un artiste.
J’ai la chance, ou la malchance, tout dépend du point de vue qu’on y apporte, d’avoir fait partie des gens populaires au collège et lycée. J’ai donc compris très rapidement que tout ce qui brillait n’était pas réellement important à mes yeux. C’est une mentalité qui m’a donc accompagné tout au long de ma vie. Aujourd’hui, la plus belle forme de reconnaissance que je puisse avoir c’est le sentiment d’aider les gens par ma musique. Que ce soit pour le gars qui soulève des poids à la salle ou celui qui cherche à obtenir son diplôme, c’est une victoire pour moi lorsque ma musique tire vers le haut quelqu’un. La reconnaissance c’est un truc d’influenceur. Franchement si je devais choisir je serais riche sans la reconnaissance tous les jours. Tu me proposes de la lumière et un million d’euros, je me barre avec l’argent et tu oublies mon nom à tout jamais.
Coelho, avec qui tu as collaboré, participe à Nouvelle école en ce moment. Est-ce que tu aurais pu participer à ce genre d’émission toi aussi ?
Comme disait le regretté Tonton David “Chacun sa route, chacun son chemin”. Moi de mon côté je pense avoir travaillé trop longtemps pour offrir mon art aussi brutalement à un public qui ne me ressemble pas forcément. Je suis content d’avoir le parcours que j’ai actuellement car ceux qui me soutiennent comprennent vraiment ma musique.
Tu es en 1re partie de luidji ce soir au zénith de Paris. Vois-tu cela comme un accomplissement ?
C’est un honneur et je n’aurais jamais honte de faire les premières parties de mon frère tout comme lui n’a jamais eu honte de le faire de son côté. Je vois ce moment comme une fierté et comme le plus beau cadeau de mon coéquipier.