Le rappeur de Carol City nous plonge au cœur d’une odyssée introspective et spirituelle avec son projet le plus ambitieux à ce jour.
Trois ans nous séparent de son dernier album solo ZUU, si l’on ne compte pas son aventure collaborative aux côtés du producteur Kenny Beats avec l’excellent UNLOCKED sorti en 2020.
Denzel avait donc des choses à raconter depuis cette pause artistique qui a principalement été marquée par la pandémie. Cependant, ce temps a été mis à contribution dans le but de réaliser un énorme travail introspectif et personnel. Afin de créer ce journal intime musical, il s’est entouré d’un collectif de producteurs talentueux (JPEGMAFIA, Thundercat, Cardo, Boi-1da…) qui vont l’aider à se dévoiler aux yeux du public.
À la recherche de nouvelles influences
En 2019, Denzel Curry nous emmenait en excursion dans la ville de Carol City avec le bouillonnant ZUU qui était composé de bangers imparables. Néanmoins, Melt My Eyez s’inscrit comme la suite directe de TA13OO (2018) vis-à-vis du travail d’introspection entrepris ici. En effet, ce dernier narrait les insécurités de l’artiste à travers une division en trois actes caractérisant les étapes de la dépression. On retient notamment des morceaux comme « SUMO » ou « VENGEANCE » qui illustrent à la perfection cette colère intérieure qui se heurte aux 808 oppressantes et assourdissantes. Cette versatilité le démarque de ses collègues rappeurs avec une habileté à pouvoir être à mi-chemin entre DMX et Rage Against The Machine.
Toutefois, enfermer sa musique dans une seule et unique case serait un énorme raccourci et il semble vouloir nous prouver le contraire. Avec ce nouvel opus, Denzel est parti puiser dans de nouvelles influences jusqu’alors inconnues dans sa discographie. Quelques titres comme « Pig Feet » (avec Terrace Martin et Kamasi Washington), « This Changes Everything » (avec Robert Glasper) ou encore « Black Balloons Reprise » (avec Flying Lotus), sortis durant la phase de création de cet album, montraient indirectement la direction musicale dans laquelle l’artiste allait se tourner. On se retrouve ici dans une certaine continuité avec des sonorités soulful/jazz qui rappellent sans aucun doute l’héritage des Soulquarians (« Melt Session #1 », « Mental », « Angelz »…). Ainsi, cette nouvelle ambiance artistique permet à l’artiste d’éveiller sa rage d’une toute autre manière pour composer sa thérapie musicale.
Une thérapie musicale et politique
Cette dernière démarre avec « Melt Session #1 », où il se livre d’une manière totalement inédite et déconcertante auprès de l’auditeur. Bien qu’il n’ait jamais été pudique sur sa santé mentale, il se réfugiait essentiellement derrière le prisme de ses différents alias (on pense à Zeltron) pour exprimer ses ressentis. Ici, le contraire semble s’opérer car pour la première fois, Denzel fait tomber le masque, ce qui permet de donner le ton de cet album dans cette introduction impressionnante d’honnêteté. En brisant la glace, il parvient à créer un lien entre l’auditeur et lui-même en ne s’affirmant pas comme un artiste “parfait” mais bien comme un simple être humain capable du meilleur et du pire à l’instar d’un certain Kid Cudi :
“Dealt with thoughts of suicide, women I objectified / Couldn’t see it throuigh my eyes so for that, I apologize”
Cette mise à nu constitue un des fils rouges de cet album où il se livre sans concession (« Mental », « The Ills », « Angelz »…) tout en prenant soin de ne pas épargner son pays natal. En effet, la politique s’invite également dans les thématiques abordées à travers le regard d’un homme afro-américain vivant dans une Amérique post-Trump. On retient d’abord « Worst Comes to Worst » avec une production old-school signée Dot Da Genius qui imite le climat social oppressant grâce aux scratchs d’A-Trak et aux chœurs qui hantent le morceau aux allures chaotiques.
Enfin, « John Wayne » est à cet égard le morceau le plus explicite quant à la façon dont Denzel envisage sa propre sécurité. Les mélodies ainsi que le détachement de son interprétation dans les couplets tranchent avec la violence de ses propos qui offrent une double résonance intéressante :
“Him or me, I guess I pop him / Way before he shoot I shot’em, plottin’ from the get then got’em / 911, emergency will murder me the day I call’em”
Cependant, cet album marque un tournant dans sa carrière puisque c’est ici qu’il va prendre des risques.
Un laboratoire artistique
En 2019, la superstar Billie Eilish l’embarque pour sillonner les stades du monde entier et assurer ses premières parties. De cette expérience, Denzel tirera des conclusions afin de repenser son art et rendre sa musique plus accessible . On pense tous au morceau « Ultimate », cette incroyable source à memes élevée au rang de mythe sur Internet. Pourtant, ce qui est son plus gros succès à l’heure actuelle était loin d’être accessible pour le grand public, tant au niveau de sa prestation énergique que de la production de Ronny J. Qu’on ne s’y méprenne pas, son objectif n’est pas nécessairement ici de bouleverser l’ADN de sa formule. Il s’agit plutôt d’affiner sa palette artistique en créant de potentiels hits tout en ayant en ligne de mire l’aspect qualitatif.
Quelques morceaux répondent à ce cahier des charges : sur « Troubles », Denzel fait à nouveau équipe avec Kenny Beats et prouve que leur alchimie est toujours aussi efficace et pertinente. Il y raconte sa perception de la vie et du succès auprès du vétéran T-Pain qui n’a rien perdu de sa maîtrise vocale autotunée. On peut également évoquer « The Last », qui se présente comme la version édulcorée de « John Wayne ». Il parvient à allier des mélodies efficaces avec des propos percutants tout en rendant l’atmosphère moins pesante que sur le morceau précédent :
“Cops killin’ blacks when the whites do the most / And your so-called revolution ain’t nothin’ but a post”
De plus, ce projet se présente comme celui de l’expérimentation, où il invite l’auditeur à quitter sa zone de confort en l’emmenant dans des horizons encore inexplorés dans sa carrière musicale. C’est avec cette volonté de touche-à-tout que l’artiste va s’essayer au mumble rap sur le mélancolique « X-Wing », ou au trip-hop sur « John Wayne ». Si la plupart de ces risques ont été concluants, certains s’avèrent moins réussis comme sur « Zatoichi ». Ici, Denzel s’adapte parfaitement à la drum’n’bass mais on regrette que slowthai soit uniquement relégué à un refrain bien trop anecdotique. Malgré tout, l’artiste reste capable de revenir sur des terrains qui lui sont bien plus familiers avec « Ain’t No Way », l’explosif « Sanjuro » ou encore « Walkin », dont la seconde partie évoque l’influence sudiste de Memphis.
Pour conclure, Denzel se livre comme jamais il ne l’avait fait auparavant. En proposant sa vision du monde actuel, il invite l’auditeur à faire de même sans prendre la position d’un guide spirituel. Cet album est tout simplement la photographie d’un homme qui essaye de devenir meilleur dans un pays où la lutte fait partie de son quotidien. Cela se retranscrit tout au long de cet album par les diverses influences et références convoquées. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il a réussi son pari.
Steven De Bock