S’il aura fallu quasiment cinq ans à Freddie Gibbs et Madlib pour finaliser leur premier album, il ne fallait pas moins de temps de préparation à cette suite pour espérer avoir un résultat à la hauteur de son prédécesseur. L’attente fut longue, l’aboutissement est grandiose.
Avant de me lancer l’écoute de ce Bandana, je me suis posé 5 minutes pour essayer de réfléchir à ce que j’aimerais vraiment avoir sur ce projet. Une suite identique au premier ? Surtout pas. Des changements radicaux ? Encore moins. Finalement, il me faudrait un savant mélange ambitieux où les deux protagonistes puissent une nouvelle fois exprimer toutes leurs qualités. Avec juste ce qu’il faut d’innovations pour donner un réel caractère à cette sortie et surtout éviter trop rapidement les comparaisons.
L’après Piñata
Depuis leur première collaboration, les choses ont bien changé pour Fredrick Tipton et Otis Jackson Jr avec une attente immense qui s’est créée prenant de l’ampleur année après année. Aujourd’hui les deux artistes forment un véritable duo à l’image de cette pochette de Bandana où leurs alter egos y sont tous les deux représentés. Quasimoto (Lord Quas) pour le beatmaker d’Oxnard et ce zèbre pour le MC de l’Indiana. Si l’imprimé léopard appartient aux couguars, l’imprimé zèbre est devenu la représentation visuelle de MadGibbs avec différents coloris au gré des sorties. On notera aussi sur cette cover, la référence au projet précédent avec cette piñata placée habilement dans une ambiance apocalyptique de Los Angeles.
Depuis 2014, les deux compères ont continué leur route chacun de leur côté et celle de Freddie Gibbs a connu un tracé un peu particulier. Il a effectué en 2016 quelques mois de prison suite à une plainte pour viol qui finalement sera classée sans suite. Des soucis judiciaires qui amèneront le rappeur à écrire une partie des textes de cet album lors de son incarcération et à y faire quelques fois référence dans ce projet, notamment sur le morceau « Gat Damn ».
Beat the verdict, but lost a milli’, guess life ain’t perfect
Au moment de me lancer pour la première fois ce Bandana, je dois bien vous avouer que j’ai ressenti une petite appréhension. Peut-être la peur d’être déçu (peuvent-ils vraiment rééditer l’exploit de Piñata ?) ou tout simplement la pression d’en prendre une nouvelle fois plein la gueule à en pleurer de joie… Le single « Crime Pays » qui lancera véritablement la promo de ce projet nous apporte déjà quelques réponses rassurantes.
La masterclass Bandana
La première chose qui me marque lors de cette écoute inaugurale, c’est le paradoxe entre l’oppression et le cynisme affichés par un Gibbs encore plus sombre qu’à son habitude. Et les divers éléments distractifs, voire humoristiques, disséminés ici et là sur cet opus par Madlib . Cette combinaison donne un véritable caractère à l’album qui va vite prendre la forme d’une masterclass de 46 minutes.
Cette œuvre s’ouvre par une courte introduction de 30 secondes intitulée « Obrigado ». Un « merci » lusophone, prononcé par un japonais appliqué qui sera le fil rouge de ce projet et dont le « merci » local (arigato) n’est finalement pas si éloigné. Un remerciement certainement en l’honneur de tout l’amour qu’ils ont reçu pour Piñata avant d’entrer dans le vif du sujet avec ce sublime « Freestyle Shit ». La Kane season est officiellement ouverte. Cachez femmes et enfants, l’artillerie lyricale de Gibbs est de sortie et il ne faudra pas s’étonner si on se prend quelques balles perdues entre deux livraisons de kilos de coke.
Divisé en deux parties avec une instru qui switche pour l’occasion, le double titre « Half Manne Half Cocaine » y voit un Madlib s’essayer avec brio à une rythmique trap. Un morceau captivant avec du très grand narcotrafi-Kane-té au micro. De son côté, « Crime Pays » est le single parfait pour ce type de projet, le sample vocal est juste grandiose et exploité exactement comme il le faut. Du grand Madlib qui donne leçon sur leçon dans un album qui prend des formes de livre audio du kamasutra dans la catégorie sampling. Toutes les positions y sont répertoriées méthodiquement de la part d’une référence du genre encore une fois au sommet de son art.
Sur cette sortie le nombre d’invités a été divisé au moins par deux par rapport à Piñata pour être concentré sur seulement trois morceaux. Parmi ces participations qui font savourer dès la lecture des noms, il y a deux quatuors de choc qui ont été formés. Sur « Palmolive » c’est Pusha T et Killer Mike qui rejoignent Madlib et Gibbs pour une coke-laboration de haut vol avec deux énormes couplets de Push et Kane boostés par le refrain de Mike. Ce dernier aurait peut être mérité un peu plus, avec un couplet par exemple.
You ain’t lit, you litter like Trump Twitter feed
L’autre quatuor sur « Education » peut compter sur les présences de Mos Def et Black Thought avec un style et un thème complètement différents, beaucoup plus socio-politique, qui collent parfaitement au casting. On y retrouve le sample du « Dance Music » de R.D. Burman entendu récemment sur le « Bonjour » de Nas produit par Kanye West. Un morceau dont la première version, jamais sortie, date de 6 ans avec au départ une collaboration entre Madlib et Mos seulement.
The 2 Most Valuable Players
Par tradition, il fallait bien qu’un titre de cette tracklist fasse une référence à la passion de Freddie, la NBA. Ce sera donc au MVP 2019 que reviendra cet honneur avec l’utilisation de son prénom sur « Giannis » (beaucoup plus facile à écrire et à prononcer que son nom, Antetokounmpo). Un titre qui reçoit la grâce vocale d’Anderson .Paak avec un résultat jubilatoire. Pas étonnant que cette bénédiction sonore ait été choisie comme single.
Pour rester dans les références NBA, parlons de switch avec cette tendance qui consiste à changer d’instru sur un même morceau. Les switch beats font parties intégrantes de ce Bandana, lui donnant une rythmique essentielle comme ces deux titres qui se suivent et situés au cœur du projet : « Flat Tummy Tea » et « Fake Names ». Sur ce dernier track cité, le changement de beat s’accompagne d’un changement de perspective ingénieux de son auteur.
Knew the Lord was in the room when my daughter took her first breath
Avec la même construction, « Cataracts » est un pur bijou que ce soit au niveau de sa réalisation sonore ou du contenu apporté par le rappeur de Gary. Trois couplets surpuissants à la découpe chirurgicale et avec des passages qui feront dates : « Fuck Generation X, this generation genocide / Your social stat make you fantasize about a homicide », ou encore « I let some people go from my company and they soul died / I know that they jumpin’ straight into Hell, I pray that they nosedive ». On apprécie aussi grandement le clin d’œil à son ami Tha Jacka assassiné en 2015 : « Mashallah, rest in peace to Tha Jacka / Paradise, the next life, I’ll see you in the hereafter ».
Sur « Practice », Freddie aborde avec une franchise touchante ses problèmes d’infidélité et les conséquences qu’il a dû assumer par la suite : « Fucking up my whole family structure to clear the day for her ». Un morceau où il s’interroge aussi sur la complexité des relations amoureuses, le tout sur le sample qu’il fallait : le magnifique « Make It On Your Own » de Donny Hathaway.
« Situations » liste ces moments qui ont façonné la vie de Gibbs avec des anecdotes qui auraient pu la changer radicalement, voire la stopper : « Cousin took two to the brain / Bullets missed me, it’s a blessing / I can see the day like it was yesterday, I’ll never forget it ». Avec « Massage Seats », Madlib nous livre encore une performance marquante sur laquelle Kane s’amuse avec des punchlines sur DMX, 2Pac, Lonzo Ball tout en se vantant de quelques relations avec des chanteuses R&B connues (on veut des noms !).
En toute fin de tracklist, « Soul Right » a la lourde tâche de refermer cet album. Un titre réussi dans lequel le MC revient sur l’affaire Terrence Crutcher, un afro-américain tué par une policière en 2016 alors qu’il était non armé et les mains en l’air dans son véhicule : « Rest in peace Terrence Crutcher, motherfuck Betty Shelby / I never wish death but bitch, find a hollow tip and inhale it ». Il n’hésite pas non plus à parler de Micah Johnson qui a abattu des policiers blancs à Dallas suite à la mort coup sur coup de deux blacks tués par les forces de l’ordre. Johnson sera neutralisé dans son garage où il se retranchait par un robot comportant des charges explosives, d’où la référence : « Nigga killed the police in Dallas, that’s probably fake news / While they knock ’em off with robotics, R2D2’s ».
Ce projet terminé, je me rends compte que le titre « Bandana » avec Assassin n’apparaît donc pas sur cet album… Petite déception étant donné le niveau de cette collaboration ! Il faudra absolument se procurer le vinyle du maxi « Flat Tummy Tea » pour profiter de ce qui restera au final qu’une simple face B. Et quelle face B !
Piñata, Bandana et… Montana
Difficile de ne pas être dithyrambique avec ce Bandana. Entre satisfaction et émotion, il est dur de ne pas succomber à ce travail d’orfèvre. Ce projet comporte assez d’évolutions pour ne pas être une suite sans saveur, mais plutôt un parfait complément à Piñata. Quelques semaines après sa sortie je ne lui trouve toujours aucuns défauts. La nouvelle livraison de Freddie Gibbs et Madlib a de quoi satisfaire les yen-cli les plus exigeants du rap game qui attendaient le passage de la mule depuis 5 ans.
Le meilleur des deux mondes (Beatmaking & MCing) réunit une nouvelle fois sur un album qui marquera l’année et remportera certainement chez beaucoup le titre convoité de Album of the Year. Une aventure qui ne demande qu’à être conclue par un troisième volet dont on connaît déjà le nom : Montana. On en tremble déjà, et on attendra le temps qu’il faudra…