Georgio – XX5

Novembre 2018

Georgio

XX5

Note :

Georgio a voyagé à travers l’Europe pour réfléchir et concevoir son troisième album, auquel il a donné le nom d’un âge charnière : 25. Un quart de siècle pour synthétiser des années de rap, d’errance dans les rues du 18ème arrondissement, et se permettre tout simplement de regarder enfin en arrière. Sans pour autant oublier d’explorer les limites d’un univers musical qui continue à se chercher.

Un projet par an depuis ses 18 ans. Georgio enchaîne les projets à une vitesse fulgurante, là où d’autres rappeurs peuvent rester à quai plusieurs années. Un rythme qui a permis au rappeur d’extérioriser ses démons, de progresser d’une manière constante et d’exploiter un désir d’écriture foisonnant. Son premier album, Bleu Noir (2015), l’avait invité à la table des grands espoirs hexagonaux, avec un album à l’époque financé par son propre public. S’en est suivi la reconnaissance critique avec Héra (2016), album plus ouvert musicalement sur une variété fantasmée par le rappeur né aux Lilas, mais qui ne l’aura pas vu exploser comme prévu. C’est que Georgio ne se satisfait pas d’une étiquette, draguant sans le vouloir différents publics à chaque projet. Trop street pour les uns, et trop gentil pour les autres. Nouvel album d’un artiste qui brouille les frontières d’une manière presque unique dans le rap français, quitte à laisser de coté un personnage plus identifiable qui lui donnerait sans doute plus de visibilité.

Quart de siècle

25. Un tournant naturel. A la manière d’Adele, le rappeur francilien choisit son âge comme titre de son nouvel album. Une manière d’appuyer, pochette aidant, une page qui se tournerait symboliquement. Un enterrement en bonne et due forme. Sourire moqueur, Georgio sait qu’il est à un projet tournant de sa carrière. Autour de lui, les rappeurs indés cartonnent les uns après les autres, des rappeurs souvent proches de lui, même invités sur ce projet (Vald). Il faut frapper fort. Et pourtant, à l’écoute du projet, on ressent encore les va-et-vient d’un artiste en recherche de lui même, explorant les pistes, les ambiances, pour finalement arriver à un assemblage qui résumerait habilement ses talents. Un assemblage qui aurait pu s’avérer assez indigeste si Georgio n’avait pas eu la bonne idée de faire appel à un producteur supervisant l’album. Cet homme, c’est Myd.

Un nouvel arrivant dans l’univers du rappeur, qui n’est pas le dernier pour prendre des risques. Les rencontres artistiques s’avèrent vitales pour celui qui écrit quasi quotidiennement sur des type beats. Myd et Tom Fire vont donc s’occuper majoritairement de la production de l’album, avec Diabi en homme de l’ombre (déjà présent sur ses projets précédents). Une équipe resserrée pour un album qui se sera construit à travers différents voyages en Europe (notamment en Finlande!), à la recherche d’une nouvelle inspiration. Myd est un nouvel habitué dans le paysage du rap français, après des collaborations avec SCH ou S.Pri Noir. Le producteur de Club Cheval distille à travers l’album sa couleur plus électronique aux productions, rendant l’ensemble plus homogène. Pas une chose aisée quand on écoute les différentes tentatives de l’album.

Nessbeal au visage d’ange

A l’heure du bilan, pas étonnant de découvrir dès les premiers morceaux des mots clés tels que « Hier », « Miroir » ou « Aujourd’hui ». Des morceaux au titre évocateur où Georgio synthétise un état d’esprit désabusé, où le temps du suicide aurait laissé place à une distanciation froide. « Toujours le même avec moins d’espoir ». Tragédie d’une trajectoire, d’hier à aujourd’hui. Le rappeur, qui habite maintenant Pantin, revient sur les « lieux du crime » dans le premier clip extrait du projet. Les lieux d’hier, où la jeunesse s’est heurtée aux rues du 18eme, à l’absence d’un père, au désir de disparaître. Un temps « dévastateur » que Georgio s’efforce de décrire, véritable catharsis puisée dans les errances nocturnes. Une peur de l’avenir vient hanter les moments présents, l’amour est soumis aux mêmes conditions que le reste mais ce thème sonne comme le cœur de l’oeuvre du rappeur. Un attachement subtil aux gestes, aux petites choses qui font les grands souvenirs. « 31 janvier » est peut être le morceau le plus juste de cette connexion avec Myd. Un dévoilement d’une peur, celle de voir disparaître une perfection qu’on sait déjà éphémère. Ici pas de nom cité, ou de corps décrit. « Aujourd’hui est une bombe, puis un jour tu t’lèves et l’amour est une ombre ». Aujourd’hui et demain. Des bornes temporelles impossibles à saisir.

Rappelons le franchement, Georgio est un formidable rappeur de la rue. Au sens propre du terme. Errance sur les trottoirs, nuits blanches « à geler dans le froid », yeux qui scrutent les alentours, comme un conteur en recherche d’histoires, le rappeur distille ses expériences depuis son premier projet. Il brille dans cette façon de connecter ses textes à son regard, sans porter de jugement ou manipuler les faits; simplement regarder avec une distance bienveillante sans omettre la cruauté d’un mode de vie mortifère. Le rêve de passion se heurte au « grec et ses mecs inactifs », aux crackheads qui hurlent, à la grisaille permanente. On sent chez le rappeur un désir d’échapper au cadre social, de ne plus se complaire dans la perte de repères alors qu’il croise sans cesse comme un rappel les « zombies » qui hantent les rues.

J’lui parle de la mort mais on n’est pas raccord, il m’parle que de bonnes drogues à éliminer

Georgio rêve de vacances au soleil, d’échapper au cadre, comme la majorité des rappeurs, mais il le raconte constamment en se branchant sur son intériorité, sur une exploration des doutes.

Âmes meurtries

Qui de mieux qu’Isha pour accompagner la thématique de cet album, cet aller-retour constant entre nostalgie douloureuse et maturité désabusée? Deux rappeurs qui ont lâché la performance technique pure pour travailler au mieux une interprétation qui intervient presque comme une prise de parole, en face à face. Impossible d’échapper à leurs doutes. « Cerveau fermé » mais parole ouverte à l’introspection. Le rappeur belge prévient même Georgio qu’on ne comprendra pas  ce qu’ils ont à dire, plaçant l’auditeur en position de privilégié. « À douze ans, on a tous été au ski, à dix-huit ans, on a tous été en taule ». La concision du propos fait presque ici place à un cynisme glaçant, comme si les âmes meurtries partageaient un destin en commun, des points de ralliement. Le déterminisme social est lié à son « élément », un environnement qui façonne, détruit et finalement libère les esprits. Peut être le morceau clé du projet.

« Ça bouge pas ». Georgio continue d’explorer les âmes meurtries avec un morceau fort sur les aliénations inhérentes à la vie de rue. De l’illusion de contrôle, le rappeur prend l’expression au sens propre en dressant le portrait d’un ami dealer dont la vie a simplement stagné dans un engrenage prenant racine dès l’adolescence. « La confiance et les étincelles » s’éteignent au profit d’une vie d’obsession du contrôle et de l’argent. Georgio raconte les errements adolescents dans des halls « réchauffés par les briquets » (toujours cette obsession du froid parisien) qui finissent par couper le rappeur d’une partie de ses amis et de la jeunesse qu’il a fréquentés. Les aspirations prennent des directions inverses, et à 25 ans, les écarts peuvent se creuser davantage. Il n’est pas anodin de voir le rappeur écrire ce storytelling (un des seuls de cet album) en dressant un portrait fissuré de sa génération, dans un album porté sur le bilan d’une jeunesse qu’il préfère laisser derrière soi.

Georgio continue d’explorer des pistes d’influences, empruntant aussi bien au baile funk ( « J’en sais rien »), qu’au rap anglais (il a vécu plusieurs mois à Londres), en y joignant des invités plutôt prestigieux comme Woodkid sur « Akira » ou Victor Solf du groupe Her sur « 31 janvier ». Il s’essaie même au storytelling décalé, dans la lignée du « Laisse Béton » de Renaud sur « J’me couche », produit par Eazy Dew. Une façon de continuer à s’inscrire dans cet héritage très populaire et urbain, de raconter la nuit et ses errements plutôt que de correspondre à la fois aux attentes du public rap et de son nouveau public  habitué aux sonorités d’Héra. Mais ces deux pôles sont aussi au cœur des hésitations du rappeur, comme sur « J’roule » où se lient dans le même morceau un pur banger rap (produit par le toujours excellent VM The Don) et un pont plus acoustique, qui lorgnerait sur le style d’Héra. Entre tentatives de single (« Monnaie ») et retour aux sources, l’album est le produit des différentes facettes de son auteur, tantôt dans ses zones de confort, tantôt dans ses fantasmes d’artiste alternatif. En offrant une synthèse de ses deux derniers albums, le rappeur francilien continue de marquer son territoire, s’entourant d’artistes de qualité pour continuer à concevoir des albums cohérents et formellement aboutis. Il signe surement là son album le plus réussi, en attendant le projet définitif d’un rappeur qui continue à chercher la bonne formule : celle qui relierait sur tout un album hier et demain.