Run The Jewels : le duo improbable de Killer Mike et El-P
Le groupe Run The Jewels est l’une des sensations du moment, avec la sortie il y a 2 mois de leur deuxième LP, l’éponyme Run The Jewels 2. Avec un premier opus paru il y a à peine deux ans, on pourrait penser que derrière ce nom se cachent de jeunes artistes fraichement arrivés dans le rap jeu. Il n’en est rien puisque El-P et Killer Mike, les deux membres du duo, sont des quadragénaires qui ont déjà bien roulé leur bosse. À l’occasion de leur prochain concert (le 13 Décembre à La Bellevilloise), The BackPackerz revient pour vous en 3 points sur le pourquoi du succès d’un des groupes majeurs de l’année rap 2014.
Parce qu’avant Run The Jewels, Killer Mike et El-P faisaient déjà partie du gratin du Hip-Hop
Un profane pourrait légitimement penser au sujet de Run The Jewels « mais qui sont ces vieux sortis de nulle part ? ». Pourtant Killer Mike et El-P sont bien déjà connus de nombreux auditeurs de Hip-Hop. Un retour rapide sur leurs carrières respectives s’impose.
Bien avant Run The Jewels, « El-Producto », de son vrai nom Jaime Meline, était membre au même titre que Bigg Jus et de Mr Len du groupe Company Flow. Leur premier opus sorti sur le label Rawkus Records en 1997 et reçut d’excellentes critiques. Il est aujourd’hui considéré comme un classic pour bon nombre d’amateurs de Hip-Hop. Mais ce succès d’estime ne s’est pas traduit par un succès populaire et l’album est resté confiné à la scène underground. Après un conflit avec Rawkus, El-P décide de fonder son propre label, Definitive Juxtaposition. De 1999 à 2010, « Def Jux » sera une des maisons incontournables de l’underground Hip-Hop, produisant notamment Aesop Rock, RJD2, Mr Lif ou encore MURS. Meline n’abandonne pas dans le même temps sa carrière d’artiste, collaborant entre autres avec Dj Krush, Atmosphere, Del the Funkee Homosapien et Handsome Boy Modeling School. Il est aussi le producteur d’un autre classic du Hip-Hop underground, The Cold Vein de Cannibal Ox. Le natif de Brooklyn a ainsi acquis, tout au long de sa prolifique carrière, une solide réputation, néanmoins circoncise aux sphères de l’underground.
De son côté, Michael Render a.k.a Killer Mike est l’une des figures les plus respectées du rap d’Atlanta, place forte du Hip-Hop US. Mike s’est construit une honorable carrière à « A-Town », débutée en 2003 avec l’album Monster. Comme son compère, « Mike Bigga » n’a jamais véritablement connu de succès populaire (excepté peut-être avec le single « A.D.I.D.A.S » qui atteindra le Billboard 100 en 2003). Mais il reste un artiste reconnu et estimé dans sa ville, comme le confirment ses nombreuses apparitions sur les galettes de grandes figures du rap géorgien que sont Outkast ou T.I. Que ce soit avec ses featurings prestigieux ou via ses quelques morceaux sur les B.O du jeu vidéo Madden, Killer Mike a su se faire un nom, mais se voit, à mon sens, confiné à la catégorie « seconds couteaux de luxe ».
Parce que leur complicitité couplée à une complémentarité évidente rend leur association redoutable
Comme dit plus haut, les deux quasi quadras (ils ont eu 39 ans cette année) ont derrière eux une carrière conséquente, mais ils n’ont jamais vu leur succès dépasser des sphères plutôt restreintes (l’underground pour El-P, ATL pour Mike). Comment leur alliance a-t-elle changé la donne ?
Tout d’abord, il est important de souligner à quel point la relation qu’ont su nouer les deux hommes était improbable au départ. Les deux rappeurs venaient en effet d’horizons très différents et rien ne semblait présager qu’ils collaborent un jour. Il aura fallu un petit coup de pouce du destin, en l’occurrence l’intervention de Jason DeMarco, directeur de création chez Williams Street Records, qui proposa à Killer Mike de faire participer El-P à son prochain album solo produit par le label. Alors qu’à l’origine la collaboration ne devait porter que sur un simple morceau, la première session en studio fut si fructueuse qu’elle accoucha de 2 chansons supplémentaires. Dès lors, Mike décida de faire d’El-P le seul et unique producteur de son disque. L’ex CEO de Def Jux était à ce moment résolu à se consacrer pleinement à son propre album solo de l’époque, Cancer 4 Cure. Mais il se laissa finalement convaincre par le rappeur d’Atlanta. Peu de temps après, le LP R.A.P Music de Killer Mike paraît. Un des plus grands succès critiques de l’année Hip-Hop 2012, une audience élargie. Conséquence immédiate, les gens en redemandent, et ça tombe bien, le duo est chaud pour continuer l’aventure. BAM ! Moins d’un an après, ils pondent l’album Run The Jewels ! Gros succès. Encore un an plus tard, Run The Jewels 2. Rebelote, énorme triomphe.
Comme les deux compères le relatent dans l’excellent dossier réalisé à leur sujet par Stereogum, au-delà d’une collaboration artistique fructueuse, c’est avant tout une véritable amitié qui est née entre les deux hommes. Et comme le souligne très justement l’article, que deux artistes aussi solidement établis dans le paysage rap, étrangers l’un de l’autre, la trentaine bien tassée, créent entre eux un lien si profond en si peu de temps est réellement remarquable. Cette amitié inattendue a quelque chose de l’ordre du fraternel et a eu selon eux un impact considérable dans leur carrière et vie respective. Et cela se ressent très clairement sur leurs albums en commun, qui dégagent une alchimie saisissante entre les deux rappeurs.
Une collaboration aussi improbable ne pouvait aboutir que de deux façons: soit un effroyable raté soit une agréable réussite. C’est cette dernière qui s’est produite, les deux compères étant chacun parvenus à amener le meilleur de leurs backgrounds respectifs pour réaliser quelque chose d’unique. La rencontre du rap très direct du MC géorgien avec l’univers musical très particulier du Brooklynite d’adoption est aussi réussie qu’elle est singulière. Qui aurait pu par exemple imaginer il y a 10 ans voir T.I. rapper sur une instru d’El-P ?
Cette osmose se cristallise tout particulièrement au niveau de leurs lyrics. Les deux MCs sont connus pour avoir un rap assez agressif et tous les deux fortement imprégné socialement et politiquement. Mais ils diffèrent quelque peu sur la forme: les lyrics de Mike sont très directs et incisifs d’entrée, alors que ceux d’El-P sont plus compliqués et abstraits, comme codés dans un certain sens. Ce qui est intéressant avec RTJ, c’est que les deux cohabitent parfaitement sur chacune des pistes, et ils s’en dégage ainsi une véritable osmose. C’est comme si, côte à côte, ils s’emboitaient parfaitement, créant alors une grille de lecture particulière pour chacun des morceaux: la première écoute est l’occasion de prendre en pleine face Killer Mike. Les écoutes suivantes sont autant d’opportunités de décrypter au fur et à mesure les paroles d’El-P.
Mais attention, Run The Jewels, ce n’est pas que du « conscious rap » pur et dur. Les deux compères se sont fixé une mission claire: faire bouger les têtes d’une manière ou d’une autre. Les passages plus profonds laissent donc parfois place à des moments beaucoup plus anarchiques diablement jouissifs. De l’ensemble se dégage une explosivité dingue qui ne peut laisser indifférent l’auditeur. Voilà le tour de force de Run The Jewels !
Parce qu’ils ont gagné la bataille des Internets
Au-delà de l’indéniable succès musical que représente Run The Jewels, s’il y a un endroit où le duo s’est sublimé, c’est bien Internet. À l’heure où la visibilité online peut-être quasi aussi importante pour le succès d’un artiste que sa production musicale, il est peu dire que Run The Jewels a parfaitement réalisé son coup.
Que ce soit Mike qui se démène sur un tapis roulant au côté d’Action Bronson dans le Eric André Show, ou El-P qui nous pond l’une des plus drôles (à défaut d’être l’une des plus réussies) Rhythm Roulette, Run The Jewels a cassé l’Internet en bonne et due forme. Et ils n’ont pas eu besoin de l’arrière-train de Kim K (bien qu’ils n’aient rien à envier à Mme West sur ce point), simplement d’une bonne grosse dose de second degré. Le point d’orgue a été atteint lorsque la campagne de crownfuding pour le second opus de RTJ a été lancée et proposait des lots aussi délirants qu’un « Retirement Plan Package » qui offrait au généreux donateur qui daignait se le payer (dix bons millions de dollars tout de même) de mettre un terme à la carrière des deux artistes. Ceux-ci s’engageaient par la suite à lui produire chaque année un morceau perso qui porterait son nom. Si ce dernier lot n’a étonnamment pas trouvé preneur, c’est un autre qui a énormément fait parler de lui. Avec « Meow The Jewels« , El-P s’engageait à ré-enregistrer une version de Run The Jewels avec des productions entièrement basées sur des samples de chats. Tout simplement. Le plus fou là-dedans ? Une campagne Kickstarter parallèle initiée par un fan pour financer le lot a abouti. Le projet possède dès à présent son propre et alléchant trailer et EL-P s’est déjà lancé dans les auditions des chats.
Alors campagne médiatique maîtrisée de bout en bout ou démarche complètement authentique d’un duo qui ne se prend pas du tout la tête et s’éclate clairement ? Impossible de trancher avec certitude, mais beaucoup d’indices font pencher la balance pour la seconde réponse. Un en particulier est particulièrement révélateur. Comme il a été dit plus haut, les deux artistes ont toujours eu des prises de position sociales et politiques assez marquées dans leur musique. Cet engagement se concrétise aussi en dehors, et c’est ainsi qu’ils ont décidé de reverser les fonds obtenus avec « Meow the Jewels » aux familles de Michael Brown et Eric Garner, les deux adolescents afro-américains tués l’été dernier par des officiers de police. Cela illustre bien qu’en sus de tout le « délire » que représente Run The Jewels, les deux MCs ont indéniablement conservé leur activisme. Mike a notament joué un rôle prééminent à la suite du meurtre de Michael Brown et des émeutes qui en ont découlées à Ferguson. Il a été l’un des premiers à exprimer son opinion sur le sujet dans un excellent édito pour le magazine Billboard. Il a par la suite été invité sur le plateau de CNN où son intervention pleine de justesse a eu un très large écho. Il a enfin eu l’occasion plus récemment de revenir sur CNN après la parution sur internet de sa réaction très émouvante après le verdict dans l’affaire Ferguson lors d’un concert à St Louis.
Run The Jewels, c’est au final la rencontre inattendue de deux artistes attachants qui se sont pleinement épanouis musicalement grâce à elle. Il ne manquait que cela pour qu’ils explosent à la face du monde et vous n’avez maintenant plus aucune excuse pour ne pas vous y intéresser. Si vous ne connaissez pas encore leur musique, et s’il fallait encore vous convaincre de l’écouter, sachez que les deux gaillards ont eu l’excellente idée de mettre leur album Run The Jewels 2 en téléchargement gratuit sur leur site. Mais si malgré tout vous n’êtes pas pleinement convaincu par le duo, venez au moins au concert pour voir Killer Mike vous offrir une danse dont lui seul a le secret.
Pour plus d’info sur le concert de Run The Jewels à la Bellevilloise le 13 Décembre, rendez-vous sur l’event Facebook.