Secteur Ä : Le Bilan
Le Secteur Ä, célèbre collectif de rappeurs français, refait parler de lui en cette fin d’année 2014 et ce pour deux raisons. D’une part pour le concert évènement du Ministère Ämer qui eut lieu le 22 Septembre dernier à l’Olympia et d’autre part pour la sortie annoncée du deuxième album solo de Lino, célèbre membre d’Ärsenik et, pour beaucoup, seul rescapé de la secte Abdoulaï. Profitant de cette inattendue actualité, The BackPackerz vous propose de revivre l’histoire du Secteur Ä et d’en faire, si possible, le bilan. Retour donc sur 25 ans d’un pan entier de l’histoire du rap français.
1991-1994 : Ministère Ämer, un début sulfureux
C’est en 1989 qu’est officiellement créé le ministère A.M.E.R. (acronyme de Action Musique Et Rap) tout d’abord sous forme d’association puis comme véritable groupe. Pour autant ce n’est que deux ans plus tard que l’on découvre leur premier enregistrement. Ce maxi dénommé « Traitres » et composé de deux titres se démarque déjà de la concurrence. D’une part parce que le thème abordé sur le titre éponyme (le manque d’unité au sein de la communauté noire) est inédit dans le rap français voire même dans le paysage artistique hexagonale. D’autre part, parce que la forme utilisée pour ce titre détonne elle aussi. Le ton employé que ce soit musicalement ou bien de manière plus concrète dans les textes est nettement plus violent que d’ordinaire. Le groupe qui est alors composé de 3 rappeurs (Stomy Bugsy, Passi et Moda), d’un DJ/Beatmaker (Guetch) ainsi que d’un manager/porte parole bourré de talent (Kenzy) se présente ainsi comme un groupe de banlieusards, qui bien que voulant s’adresser à tous, compte le faire en utilisant un langage et des codes propres à la rue. Le clip illustrant « Traitres » et réalisé à l’occasion d’un numéro du légendaire Rap Line (nldr: l’émission d’Olivier Cachin) aidera grandement à faire rentrer ce morceau dans l’Histoire du rap français.
L’année suivante sort Pourquoi tant de haine ? premier album du groupe sur lequel on retrouve « Traitre » mais également « Brigitte, femme de flic » qui sera le premier scandale du groupe. En effet, durant plus de cinq minutes, les rappeurs sarcellois racontent l’histoire de Brigitte, femme de commissaire, ayant une attirance plus que prononcée pour les jeunes gens de couleurs. La chanson choque certains policiers qui, un an plus tard, s’en plaignent à Charles Pasqua, ministre de l’intérieur à l’époque. Ce dernier tente en vain de faire interdire le disque mais l’album étant dans les bacs depuis trop longtemps, cela s’avère impossible. Les rappeurs du groupe quant à eux ne sont plus que deux puisque Moda a quitté le Ministère depuis la sortie du Maxi.
Plus généralement, Pourquoi tant de haine se révèle être difficilement écoutable aujourd’hui tant il apparaît daté et amateur. Le peu de temps que les membres possédèrent pour confectionner cet opus explique sûrement cela. D’autres part, le groupe qui semble déjà à part des autres artistes rap, ne bénéficie pas de la même couverture médiatique que leurs confrères de l’époque. Ce ressentiment explique, en partie, l’énergie et la rage qui se dégagera de leurs futures productions ainsi que leur perpétuelle envie de réussite.
Minister A.M.E.R – Brigitte, femme de flic (1992)
1994 – 1996 : un classique, une polémique, un procès
Deux années s’écoulent avant que ne sorte le second album du groupe et désormais classique du rap français : 95200
Ce disque est beaucoup plus abouti que le précédent et le groupe semble avoir définitivement trouvé son identité. Au niveau texte, l’aspect rap de banlieusard est encore plus présent que sur Pourquoi tant de haine ? quant aux productions de l’album, elles sont extrêmement déroutantes et entêtantes. C’est particulièrement le cas sur « Je flirte avec le meurtre » où Bugsy lâche un flow déchainé pendant tout le morceau, le tout sur une instru faite à base de guitare saturée. Un cocktail étonnant mais ô combien efficace. Sur ce disque, Bugsy et Passi sont épaulés à deux reprises. Une première fois par Doc Gynéco sur « Autopsie » et une seconde fois par Hamed Daye sur « Les Cloches du Diable ». Les deux MCs font ici leur première apparition rapologiques et laissent une forte impression. Notamment Doc Gynéco, qui lâche un couplet d’anthologie laissant entrevoir la richesse de ses futures prestations.
Peu de temps après la sortie du disque, le groupe collabore à la bande originale du film La Haine en réalisant le titre « Sacrifice de poulet » dans lequel le Ministère appelle plus ou moins aux meurtres de policiers. Étonnamment, ce n’est pas tellement le texte qui est incriminé par la suite mais les propos tenus par les membres du groupe pendant la promotion de la bande originale notamment lors d’un Ça Se Discute depuis devenu culte.
S’en suivra un procès et une condamnation à une amende de 250 000 francs. Cet épisode judiciaire mêlé au passage de Passi par la case prison pousse le groupe à se dissoudre et ses membre à entamer une carrière solo.
Ministère A.M.E.R – Je Flirte Avec Le Meurtre (1994)
1996 – 2000 : apogée médiatique du secteur
Kenzy, le manager du groupe décide alors de créer Secteur Ä qui sera d’une part un label et d’autre part un collectif de rappeurs/toasteurs. Parmi les membres de ce collectif, on retrouve Doc Gynéco qui, venant de signer chez Virgin, sort le premier un album solo. Ce dernier dénommé Premières Consultations deviendra par la suite un des albums de rap français le plus vendu de tous les temps. Le disque contient pas moins de 5 singles radios et apportera une lumière inattendue au Secteur Ä.
Stomy Bugsy et Passi, eux aussi signés en major, sortent à leur tour des albums solo et rencontrent également le succès. Stomy Bugsy invite une partie du Secteur Ä sur de nombreux titres dont « J’avance pour ma famillia » qui pourrait à lui seul résumer l’esprit du Secteur. Passi, bien que moins présent dans les médias, réalise lui aussi des titres qui tourneront en radio ainsi qu’un morceau particulièrement réussi sur son séjour derrière les barreaux intitulé « Le Maton Me Guette ».
La label Secteur Ä sort quant à lui sa première production Rue Cases Nègres élaborée par les Neg’ Marrons, groupe ragga de Garges-lès-Gonesse. Le disque se conclue avec « Telle une bombe » morceau survitaminée où le collectif presque au complet (en dehors de Janik) réalise un exercice d’égotrip de haute volée.
Suivra l’année d’après la production de Quelque Gouttes Suffisent, premier album d’Arsenik que beaucoup considèrent également comme un classique. Avec la production de ce disque, le Secteur Ä retrouve son image hardcore qu’il avait un peu perdu avec la succession de tubes radiophoniques. Ces deux productions obtiendront également un fort succès et renforceront le collectif dans sa position de poids lourd. L’année 1998 se conclut par un live immortalisé sur CD et VHS de tout le collectif (y compris Hamed Daye et Janik) à l’Olympia effectué le 22 et 23 mai à l’occasion de l’anniversaire de l’abolition de l’esclavage.
La même année, deux compilations marqueront à jamais le rap français. La première s’intitule Liaisons Dangereuses, et est produite par Doc Gynéco qui l’a financée via Virgin Rue, le label qu’il vient juste de créer. Outre le single comico-provocateur que le doc effectue avec Bernard Tapie, le disque pullule de classiques dont « Janis » qui n’est autre que la première apparition du trublion MC Jean Gab’1 et « L’Homme qui ne valait pas dix centimes » seul titre solo du Gynéco et véritable brulot dans lequel il règle ses comptes avec l’industrie du disque.
De leurs cotés, les Neg’ Marrons (désormais sans Djamatik qui a quitté le groupe) s’unissent à Pit Baccardi (ex Time Bomb ayant rejoint le Secteur Ä) afin de monter le label Première Classe et produire une compilation du même nom sur laquelle on retrouve tout le gratin du rap français de l’époque, le tout pour des collaborations inédites.
Ces deux disques marquent pour moi l’apogée de ce qu’était le Secteur Ä des années 90 tant en terme de réussite artistique, médiatique que commerciale.
Playlist Stomy, Passi, Gyneco, Neg’ Marrons et Arsenik
2000 – 2014 : perte de vitesse et fin d’une épopée
Les années 2000 sont très difficiles pour le Secteur. D’une part parce que les chiffres de ventes de disque de ses stars, à quelque exceptions près, sont en forte baisse. D’autre part parce que son image médiatique est largement mise à mal notamment par Doc Gynéco et cela à deux reprises. La première fois en 1999 alors que le doc (par l’intermédiaire de son père entre autre) accuse plusieurs dirigeants du Secteur Ä, dont Kenzy, de séquestration et de racket, le tout avec en toile fond la production de l’album de la chanteuse Assia. Les accusations sont floues, les intérêts des uns et autres apparaissent peu claires mais les médias dont le requin Karl Zéro, en font leurs choux gras. La véritable histoire de cette affaire tout aussi ridicule que glauque sera racontée par Kenzy au magazine Get Buzy bien des années plus tard sans que le doc n’y trouve jamais rien à redire.
Bien plus tard, Doc Gynéco « salira » à nouveau l’image du Secteur Ä en soutenant Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle de 2012 et en tenant des propos plus que douteux notamment sur les banlieues lors de différents passages télé. Pour sa défense, je tiens quand même à préciser que si effectivement les dires de ce derniers sont parfois honteux, je ne comprends toujours pas en quoi son soutien à Sarkozy serait plus ridicule que celui de Disiz à Ségolène Royal. Or, jamais aucun reproche ne sera adressé à ce dernier concernant ce sujet.
Pour autant ce ne sont pas les seuls raisons du déclin du Secteur Ä. La surmédiatisation de certains de ses membres, le copinage avec la variété (feat avec Johnny, duo avec Tapie, reprise de Julio Eglesias) voire la désertion du rap (cinéma pour Stomy, Télé pour le doc, Compile Zouk pour Passi) ont donné l’impression que le Secteur Ä s’était enterré tout seul. Mais loin de moi l’idée de leur jeter la pierre. Tenir autant d’années dans le rap, en particulier avec leur parcours, n’est jamais simple.
On fait le bilan, calmement!
Que retenir du parcours du Ministère A.M.E.R. et du Secteur Ä ?
Premièrement, que rares sont les rappeurs qui furent aussi médiatisés que ceux du Secteur. Ce qui au fond dut un avantage et un inconvénient. J’entends par là qu’alors qu’on a pu voir Doc Gynéco et Stomy Bugsy jouer « Oyé Sapapaya » à une heure de grande audience chez Michel Drucker et ce fut cette même omniprésence des rappeurs sur le petit écran qui les a définitivement détachés de leur public de base et les a poussé à effectuer des collaborations douteuses.
Deuxièmement, le Secteur Ä a permis à toute une génération de connaître le rap français. Cela peut paraître excessif mais il faut replacer tout cela dans son contexte. En effet, à l’époque il n’y avait pas Internet (du moins pas avec cette ampleur) et quand on habitait en dehors des grandes métropoles française, il était tout simplement impossible de capter Skyrock et Nova, ce qui fait que les seules radios pour « jeunes » que l’on pouvait capter étaient Fun Radio et NRJ. Or ces deux radios en terme de rap français ne diffusaient quasiment que des artistes Secteur Ä. À titre strictement personnel, c’est une écoute de « Nirvana » par Gynéco sur Fun Radio qui m’a emmené au Secteur Ä puis au Ministère A.M.E.R. puis au rap français.
Troisièmement, que le ministère A.M.E.R. doit être reconnu par tous les amateurs de rap dignes de ce nom comme les précurseurs, suivis de peu par Expression Direkt et TSN, du rap de rue tel qu’il sera pratiqué pendant des années.
Quatrièmement, que Kenzy avait tout compris en terme d’image, de management et de communication et que le Secteur reste le meilleur exemple de réussite en terme de label.
Cinquièmement, qu’ils m’ont fait découvrir la délicieuse Assia et que ça, ça n’a pas de prix.
Bonus: Témoignages
Scapa, rappeur du 95 :
« Dans ma rue, pour passer à coté du Ministère A.M.E.R. et du Secteur Ä, il fallait le vouloir ou être sourd ! Après, étant de la même ville ou pas très loin, on avait l’impression d’avoir nos porte-paroles avec les mêmes codes vestimentaires, sweat cartonné, baskets blanches (Reebok classic) tout en donnant l’impression d’être une famille. L’extrait « J’avance pour ma Familia » de l’album de Stomy ou « Une Affaire de Famille » dans celui d’Arsenik résume bien l’état d’esprit. Ce qui me plaisait beaucoup avec le Secteur Ä, c’est que peu importe le projet, on les retrouvait ensemble sur un morceau à plusieurs ou en featuring pour donner naissance à mes yeux ou plutôt à mes oreilles à des morceaux cultes. L’époque ou tout le monde se baladait avec un stylo pour rembobiner ses k7 et pour d’autres commencer à écrire quelques lignes ! »
Moïse The Dude, rappeur qui va bientôt sortir projet commun avec David Gourmette
C’était un truc de fou, une autre voie qui s’ouvrait. NTM c’était New York à Paris, IAM c’était la planète Mars, Assassin c’était du militantisme de festival. Et le Ministère c’était encore autre chose, un univers de cité vachement plus réaliste en fait. C’était la cité française qui s’invitait dans ta chambre et qui n’essayait pas faire comme si on était aux states. Quand j’ai écouté « Un Été à la Cité », j’avais l’impression de voir les mecs de chez moi (de la cité d’à côté pour être exact, moi j’étais un mec de pavillon qui traînait avec les mecs de cité). Et à la fois je voyais plus que ça, parce que c’était le son de mecs de Sarcelles et que nous à côté c’était de la rigolade, c’était quand même moins tendu dans ma province qu’en grande couronne parisienne.
Fabio et Idsa du groupe Dös originaires de Garge les Gonesse dans le 95
On a grandit avec eux en fait dans les années 90! On a été très influencés par le Secteur Ä et en particulier par le M.A et Ärsenik (Lino & Calbo) et ce qui nous a tout de suite plu à l’époque c’était la « crudité de leur textes » personne avant eux dans le rap français n’avaient été aussi loin dans des lyrics qui attaquaient à la fois la police, le gouvernement ou encore qui parlaient de sexe comme STOMY BUGSY l’a fait. Dans toutes les cités de Sarcelles, Garges, Gonesse et Villier-le-Bel par exemple à l’époque on se rappelle que toutes les paroles de leurs chansons circulaient… Tout les jeunes des cités du secteur reprenaient leurs lyrics et ça tournait en boucle partout… On reprenait leur titre « SACRIFICE DE POULET » de la B.O de la Haine. A Garges Sarcelles et aux environs on portait tous les baskets blanches et les levis brut c’était tout d’abord une attitude un code vestimentaire identitaire de notre quartier.