Il aura fallu trois années et quelques projets intermédiaires où sa présence est plus que notable pour qu’Open Mike Eagle, le MC de L.A. (transfuge de Chicago), ne propose au Monde sa dernière réalisation avec Brick Body Kids Still Daydream. À l’image de son auteur, voici un projet pétri d’introspection et de beats mesurés. Faisons chemin ensemble.
Douze tracks et un peu moins de 40 minutes ne suffiront jamais à définir la complexité de l’âme d’un artiste. Et cette remarque est d’autant plus valable que celle d’Open Mike Eagle est nourrie de contrastes, de nuances, d’entendus et de contradictions. Comme les nôtres en somme. Bon. Il n’est pourtant pas si fréquent, peut être encore moins dans le rap, qu’un artiste prête la sienne aux yeux et aux oreilles forcément critiques du public. L’audace qui drive cette démarche est pourtant le fil conducteur de sa carrière, son seul moyen de procéder. Ou plutôt la raison de son art. Et son album, en témoin, est un projet dont le sentiment dominant pourrait être la nostalgie.
La nostalgie d’un âge perdu, d’une époque révolue où l’enfance taquinait l’innocence et imaginait que toutes choses étaient figées telles qu’elles étaient perçues. C’est justement en empruntant un ton enfantin qu’Open Mike Eagle déroule son discours et donne à cet opus une touche de poésie aussi élégante que cruelle.
Open Mike Eagle – (How Could Anybody) Feel At Home
Élégante parce que sa plume dessine avec fluidité les situations rencontrées et qu’elle décrit avec aisance et précision les ressentis qu’elles imposent. Cruelle parce que bien qu’énoncées par un enfant, les situations auxquelles cette communauté est confrontée sont extrêmement dures et sonnent surtout le glas d’une époque. Contre leur gré. Le thème n’est pas nouveau dans les arts littéraires comme peut l’être le rap, mais il est toujours délicat et déchirant de raconter la fin de l’enfance. Ce moment où il devient possible de raconter cet âge avec du recul. Qui signifie qu’il est révolu.
Ghetto children, making codewords
In the projects around the world
Ghetto children, fighting dragons
In the projects around the world […]« Daydreaming in the Projects »
Maintenant, comment décrire l’instrumentation de ce projet audacieux? D’abord en rassurant les éventuels sceptiques : il s’agit assurément de rap. La scansion des lyrics ne laisse aucun doute et les productions sont syncopées à souhait. Pourtant, elles sont aussi originales et ne devraient pas lancer les soirées les plus énervées que vous passerez. Enfin, il n’y a aucune critique dans ce constat et il est même logique : Open Mike Eagle propose un voyage, une réflexion. A travers ses morceaux, il construit un récit et convoque pour l’y aider ses acolytes les plus fidèles : Exile, Caleb Stone, Lo-Phi ou Has-Lo pour ne citer qu’eux.
Open Mike Eagle – « 95 Radios » feat. Has-Lo
Ce morceau, l’un des deux singles qui soutenait la sortie de ce projet (avec « Brick Body Complex »), illustre bien le ton, la nonchalance, les sentiments nobles qui font l’essence de cet opus.
A son image, Open Mike Eagle livre un album réfléchi, entier, avec une fibre artistique poussée à ses extrêmes, à la virgule près. Pour provoquer les sensibles, on parlerait de rap conscient. Sauf que cette fois, on ne fait pas seulement référence à son auteur, mais aussi à la manière dont l’oeuvre doit être consommée. Chacun fait comme il lui plait, bien entendu, mais en disant cela, nous soulignons qu’il s’agit d’un opus qu’on gagne à écouter avec attention. Les lyrics ont quelque chose à dire. Ça tombe bien, ils dessinent un récit. Qui, à coups de stylo enfantins, finit par écrire une histoire d’adultes, bien réelle où les sentiments humains n’ont pas leur poids face aux intérêts pécuniaires. Rien de nouveau sous le soleil. Sauf qu’ici, c’est bien dit.