Un rappeur à la dégaine encore fraichement adolescente débite seul sur un bateau à demi-enfoncé dans l’eau, entouré de requins n’attendant que sa chute. Le clip est superbe, la métaphore concise. « Big Fish », voilà le nouveau statut de Vince Staples dans l’océan du « rap game ». On avait laissé le rappeur de Long Beach en plein délire paranoïaque et suicidaire sur son dernier EP Prima Donna, sorti l’an dernier. Toujours sur ARTium, le label de No I.D, associé à l’emblématique Def Jam, il revient avec son deuxième album, Big Fish Theory.
Ce n’est pas la première fois qu’un album de rap use du mot «theory»; de A Tribe Called Quest (Low End Theory) à The Roots (Game Theory), en passant par l’album posthume de Tupac (7 Day Theory). Le choix du titre est peut être inconscient mais pas anodin pour celui qui trouve pourtant les années 90 «overrated» (surestimées) afin de mieux s’inscrire parmi les meilleurs rappeurs de sa génération («Hitchcock of my modern day», assène-t-il sur ce nouvel opus).
Avec son premier double album (Summertime ’06, 2015), Staples poussait déjà l’auditeur dans ses retranchements en narrant l’épopée froide et brutale (assez inégale) d’un été ensoleillé comme révélateur d’une jeunesse en perte d’innocence. Car chez le rappeur californien, le soleil est plutôt révélateur des tensions, des illusions faussées, d’une jungle urbaine où le cynisme dévore les émotions.
Du G-Funk à la techno
Ses projets sont courts, tranchants, comme une marque de fabrique qu’il aime à cultiver. Ce dernier opus ne déroge pas à la règle; le premier double album ne faisait déjà qu’une heure, celui ci est divisé par deux. 36 minutes de couches sonores discordantes, d’une méfiance totale envers la mélodie ou de tout ce qui pourrait assouplir l’écoute. Seules des basses G-funk vont venir réchauffer l’atmosphère ici et là et rappeler les origines du rappeur (« Big Fish », « 745 »). Le reste de l’album serait plutôt à rapprocher de Yeezus, l’album polémique sorti par Kanye West en 2013. Staples partage cette même idée de confronter le rap à ses limites, de le sortir de sa zone de confort, l’idée même de la «big fish theory», des rappeurs-poissons devenus trop grands pour leur aquarium.
Avec des invités venus de divers horizons (on peut citer en vrac Justin Vernon, collaborateur fréquent de Kanye West, Juicy J, ASAP Rocky, Damon Albarn, Ray J(!), Kendrick Lamar, les électroniques Flume et Sophie), Vince Staples se range parmi ces nouveaux jeunes rappeurs geeks, ultra influencés, de plus en plus élevés loin des standards de l’âge d’or du rap. Pas étonnant de l’avoir vu traîner à ses débuts parmi les grands enfants de Odd Future (Tyler the Creator, Frank Ocean,..), collectif se réclamant plus de Pharrell Williams que de DJ Premier. Au menu de cet album, on retrouve croisés dans le même flux oppressant scène techno de Detroit (« Homage »), electro anglaise (la surprenante introduction « Crabs in a bucket » évoquant Aphex Twin ou Burial), rap californien, ambient… Vince Staples y mêle ses sujets favoris; le succès, la remise en question de Dieu, la position sociale des Afro-Americains toujours avec son air de « sale gosse » et sa voix nasillarde caractéristique. Big Fish Theory prolonge l’épuration stylistique de son auteur, avec comme ambition de dessiner dans un même geste avant gardisme musical et concept métaphorique puissant.
Stratégie océan bleu
Partiellement réussi, plus concis et risqué que son premier opus, Vince Staples se retrouve coincé dans sa propre proposition. Le rappeur s’éloigne au fur et à mesure de son genre de prédilection, n’offrant que peu de moments de rap marquants, tandis que la grande partie électronique des productions ne rivalise pas avec ses modèles (Yeezus était un album égocentrique plus assumé, un album mineur mais fondateur d’un nouvel élan). Il est néanmoins impossible de nier que Staples participe à dessiner le visage du rap de la décennie à venir, et que son ambition est louable même si trop artificielle dans ses intentions. L’album finit d’ailleurs par s’essouffler assez vite, ce qui est plutôt problématique pour un projet si court.
Qui du rap ou de la musique sortira gagnant de ce maelstrom d’influences? Pas le premier certainement, tandis que la deuxième a encore de beaux jours devant elle. Big Fish Theory est rempli de promesses; on se met à rêver de rencontres salvatrices entre rap et électronique, d’une homogénéité entre deux courants qui ne sera sûrement jamais comblée. Et à travers cela se pose la question de l’étanchéité du rap et sa façon de muter au contact des autres courants musicaux. L’aquarium est-il si petit que ça?