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‘808s & Heartbreak’ a 10 ans : retour sur le pari de Kanye West

Alors que la majorité des gens s’accorde à dire que Kanye West est un génie musical, beaucoup ont encore du mal à digérer le quatrième album du rappeur et producteur de Chicago : 808s & Heartbreak. Pourtant, dix ans après sa sortie, l’impact de cet opus sur l’industrie musicale est bien réel.

Chagrins et cœur brisé

The College Dropout, Late Registration, Graduation, le sans faute réalisé par Kanye West avec ses trois premiers projets est bluffant. Les attentes sont donc extrêmement élevées au moment où le rappeur du Midwest s’apprête à sortir son nouvel album en 2008. Mais dans le même temps, Donda West, sa mère, décède et laisse ainsi Kanye seul. Quelques mois plus tard, le rappeur doit faire face à sa rupture avec la styliste Alexis Phifer, avec qui il partageait sa vie depuis près de six ans. Anéanti, esseulé, isolé, Yeezy doit faire face à la célébrité et toutes les complications qu’elle implique en solitaire.

Ces deux évènements qui ont bouleversé Mr. West sur le plan sentimental ont forcément eu des répercussions sur sa musique. Le rappeur décide ainsi de drainer l’émotion véhiculée par ces heures sombres afin d’alimenter sa créativité pour réaliser son nouvel opus, 808s & Heartbreak. Le contexte dans lequel l’album a été créé donne tout son sens aux paroles et au choix des productions sur 808s. Pourtant enregistré à Hawaii, dans un cadre plutôt bucolique, l’album est un ensemble de love songs qui tournent souvent autour du thème de la rupture. Les titres eux-mêmes renvoient à un état de dépression : « Heartless », « Paranoid », « Bad News », « See You In My Nightmares »…

Minimalisme et instrumentalisation vocale

Si la plupart des morceaux sont assez rythmés (« Love Lockdown », « Street Lights »), c’est bien un sentiment de tristesse et de mélancolie qui se dégage principalement de l’album. Les instrumentaux, réalisés en majorité par Kanye, No I.D. et Jeff Bhasker, sont composés sur la boîte à rythme Roland TR-808, et sont donc devenus plutôt minimalistes (« Coldest Winter », « Bad News ») par rapport au style développé par Kanye jusque là, mais restent toujours aussi mélodieux et harmonieux, avec une utilisation majoritaire des claviers. Afin d’accompagner au mieux ces productions, le rappeur décide de se mettre à chanter, chose qu’il avait rarement faite auparavant.

Seulement, Kanye West est loin d’avoir la voix la plus juste qui soit, et c’est là que tout son génie va opérer. Il choisit de corriger le son de sa voix en utilisant l’Auto-Tune, alors très en vogue grâce aux succès de Lil Wayne et T-Pain (entre autres), à la seule différence que Mr West va se servir de cet outil musical avec parcimonie et justesse. Laissant de côté les textes rappés, qui selon lui ne sont pas propices à l’expression des sentiments, Yeezy s’essaie au chant sur les couplets grâce à l’Auto-Tune, mais cet outil prend tout son sens lors des refrains, qui donnent lieu à de véritables envolées lyriques. Un style qui rappelle ce que Kanye avait déjà expérimenté sur le skit « Graduation Day » (The College Dropout).

Kanye dépasse l’utilisation de l’Auto-Tune comme simple correcteur vocal et le transforme en un réel instrument au service de ses productions. Les ad-libs sur lesquels il fredonne ou chante quelques notes font entièrement partie des instrumentaux et viennent ajouter une part d’humanité aux mélodies, comme sur « Heartless » par exemple.

La couleur des sentiments

Avec 808s & Heartbreak, Kanye renverse les codes du rap. Pourtant connu pour son ego surdimensionné et son inégalable confiance en soi, il s’ouvre ici au public, comme cela a rarement été fait auparavant, acceptant une certaine vulnérabilité, à une période où les rappeurs ont plutôt tendance à vouloir jouer les gangsters invincibles, à l’image de 50 Cent. L’aspect très personnel du projet est aussi visible à travers le nombre restreint de featurings, avec les apparitions de Young Jeezy, Mr Hudson, Lil Wayne ou encore Kid Cudi.

Tout le paradoxe de cet album réside dans le fait que l’Auto-Tune confère un côté inhumain et robotique à Kanye West. La voix en vient presque a saturer, comme si elle parvenait difficilement à s’exprimer et se faire comprendre. Une déshumanisation qui va à l’encontre de cette volonté d’ouverture sentimentale sur l’album. Un robot qui serait capable de ressentir des émotions, une approche qui n’est pas sans rappeler le roman I, Robot d’Isaac Asimov. C’est peut-être le signe qu’à partir de ce moment, en avouant sa vulnérabilité, Yeezy décide de devenir impassible et insensible, tel qu’il va le devenir après cet opus, pour devenir le Kanye intouchable que seul son propre ego peut satisfaire.

Le titre « RoboCop » illustre à merveille ce procédé. L’instrumental alterne entre une mélodie qu’on croirait tirée d’un Disney, et une partie plus « mécanique » sur laquelle on peut entendre des sirènes d’alarme. Kanye y fait la critique des « RoboCop », ces femmes qui ne ressentent rien et ne lui font pas confiance. Un titre qui s’adresse directement à son ex-femme Alexis Phifer.

« Up late night like she on patrol
Checking everything like I’m on parole »

808s & Heartbreak est probablement l’un des albums qui divise le plus les fans de Kanye car il marque une véritable évolution dans sa discographie. Le pari risqué de l’album sentimental sur fond d’Auto-Tune n’était-il finalement pas trop en avance sur son temps ? L’accueil mitigé du public pour 808s à sa sortie prouve bien que les mentalités ont changé, certainement en raison de la popularisation du rap, qui a su s’ouvrir et se mélanger à d’autres genres musicaux ces dernières années. S’il n’a pas su faire l’unanimité sur le coup, il ne fait aucun doute que cet album est bien celui qui a modelé le hip-hop des années 2010 en inspirant des artistes comme Drake, Frank Ocean ou The Weeknd, pour ne citer qu’eux.

Écoutez 808s & Heartbreak de Kanye West

(Si vous n’avez jamais pris la peine d’écouter cet album de Kanye West, ou alors si vous souhaitez lui donner une seconde chance)

Sébastien Laurent

Voue un culte à MF DOOM. S'intéresse au rap des bas-fonds, celui dont on ne parle pas assez. Un soupçon de technique dans l'écriture et un beat sombre font son bonheur.

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