Prendre conscience de la situation professionnelle et personnelle de 070 Shake est essentiel avant de vivre l’expérience de cet album et de se laisser emporter par son ivresse. Dans cette ère de surproductivité où pléthore d’artistes sortent plusieurs projets par an et inondent les plateformes de streaming, que peut bien pousser une jeune artiste avec le vent en poupe à attendre plus d’un an et demi pour donner suite à sa carrière ? La principale d’entre elle est bien sûr sa signature chez G.O.O.D Music, de laquelle va découler un changement drastique de vie et un bouleversement artistique. La vie moite du New Jersey certes toujours encrée dans son cœur, mais maintenant derrière elle, Shake doit se redécouvrir. Elle doit apprivoiser sa nouvelle vie, savoir ouvrir toutes les portes qui se présentent face à elle et fermer celles qui lui étaient toxiques.
Entrer dans un des plus prestigieux labels du monde a eu l’effet d’un tremblement de terre sur une carrière, dont les fondations étaient fragiles, parce que bâties par une personne à l’incompétence évidente : Yes Julz. Influenceuse sur Instagram, elle va s’appuyer sur son grand nombre de followers pour faire miroiter à Shake des talents en tant que manageuse. Si on ne peut lui enlever le fait qu’elle a permis à sa musique d’arriver aux oreilles de Kanye West, la suite de l’histoire est moins glorieuse. Yes Julz a tout simplement bloqué Shake et a refusé de rompre le contrat qui les liait et stipulait qu’elle était l’unique détentrice de la musique de cette dernière. Un bras de fer s’en est alors suivi, mais le déséquilibre total des forces en présence eu raison de la diabolique manageuse, qui n’a cependant pas encore capitulé avec les autres membres du 070 Crew dont 070 Beheard et Treee Safari.
Ces problèmes réglés, la sortie de l’album fut programmée pour l’été 2018. Reboostée, 070 Shake nous livrait dès avril deux singles simultanément : « Morrow » et « Nice To Have ». Disparue des radars depuis qu’elle avait illuminé la Ye Season de son talent sur les albums notamment de Nas et de tonton Kanye, l’excitation se mêlait à la confusion quant à l’univers dans lequel l’artiste du New Jersey allait s’exprimer, elle qui avait totalement abandonné le rap pour le chant lors de ses collaborations estivales. Shake marque son retour avec deux ballades spatiales, mélancolique, où rap et chant s’épousent parfaitement, nous faisant saliver pour la sortie de l’album. Seulement voilà, le chemin de croix qui menait enfin à la sortie tant attendu de l’album réservait d’autres embûches et le destin frappa Daniella de la maladie de lyme, la forçant une fois de plus à repousser Modus Vivendi.
Modus Vivendi est une croisière spatiale, une ballade de 14 titres dont l’enchaînement logique permet à l’auditeur de joindre 070 Shake dans cette aventure vers l’inconnu, pleine d’insouciance et de doutes. C’est un album qui refuse la simple étiquette « hip-hop », ou une quelconque catégorisation, et qui a envie d’exister à part entière, de s’affranchir de tout genre pour être plus puissant. A la croisée du rock, du rap et de l’electro, Shake confirme qu’elle a la capacité de créer, de modeler les différents éléments à sa porter pour en faire quelque chose de nouveau qui lui est propre.
C’est un album qui s’écoute dans son entièreté, sans faux pas ni morceau à l’ambiance marginale, 14 titres qui par leur caractère rêveur inspirent la libération de l’âme et procurent une myriade de sentiments chaleureux. La production majestueuse épouse les envolées vocales de la jeune artiste, créant cette sensation d’immensité, d’infini. Si l’illustre Mike Dean a pu participer quelques peu à la production de l’album, c’est en majorité Dave Hamelin qui s’est chargé de la partie instrumentale de Modus Vivendi. Guitariste et batteur, son domaine de prédilection qu’est le rock transpire tout au long du projet. Les riffs de guitare électrique de l’artiste canadien apportent à l’album l’aspect glacial de l’espace, un froid cinglant, accompagné de toute l’inquiétude qui naît de la vacuité de l’infini.
Shake déclame ses vers à travers un rap mélodique fluide, plein de rondeur et de langueur, qui nous berce et nous accompagne dans cette ballade céleste. Ce premier album, c’est l’album de l’émancipation d’une jeune femme devenue artiste à part entière, une jeune femme qui entame son voyage vers l’infini de la célébrité, qui vogue entre les étoiles avant de devenir l’une d’entre elles. La symbolique du thème de cet album est fort e: 070 Shake brise les barreaux de sa cage du New Jersey pour partir à la conquête du monde.
Il y a seulement deux ans, Daniella Balbuena traînait encore sa peine dans les rues poussiéreuses de son New Jersey natal, rongée par la drogue qui était, avant que la musique n’arrive dans sa vie, son seul échappatoire. Elle est aujourd’hui l’une des artistes avec l’avenir le plus brillant, signée dans le label d’une légende de la musique et a éclaboussé le monde de son talent lors de la Ye Season. Ce changement drastique de vie, aussi bien personnelle qu’artistique, s’est accompagné de nombreuses remises en question, de doutes, de peurs, 070 Shake est tout simplement déboussolée. Elle ne sait où trouver le réconfort nécessaire et est rongée par le pyrrhonisme, effrayée que ses relations passées aient perdu de leur authenticité.
Right now the moon feel brighter than the sun
La question amoureuse a toujours été une chose puissamment destructrice dans la vie de Daniella. Son homosexualité a longtemps été un sujet de discordes et d’opposition avec sa mère qui affirmait préférer la voir en prison plutôt que gay. L’amour est un des piliers fondateurs de l’univers musical de Shake, mais là où il apparaissait avant comme une bulle de tendresse dans laquelle elle se réfugiait, il est ici une source de doutes qui gangrènent sa santé mentale et mettent en péril ses relations sentimentales. Le superficiel et l’hypocrisie qui accompagnent la renommée viennent faire trembler les fondations d’une confiance en soi déjà bien bancales. Dans cet océan d’hypocrisie justement, Shake loue l’honnêteté et la vérité qu’imposent ses relations les plus intimes, là où le mensonge n’a pas sa place, où même elle est contrainte à une transparence donnée avec soulagement.
It’s nice to have someone to hold you […] someone you can’t fool because they know you
La confiance, voilà un autre thème prépondérant de l’album, une faveur qu’elle a bien trop souvent accordé, aveuglée par la bonté qui l’habite, et la naïveté de croire en l’honnêteté d’un milieu qui en est dépourvu. Sa brouille avec Yes Julz l’a endurcie et lui a enseigné que ses relation avec des protagonistes de l’industrie de la musique devait être abordées avec réserve et patience. Le morceau « Microdosing », incarne la mort de sa crédulité au profit de la méfiance. Elle compare le fait de donner sa confiance graduellement aux gens nouveaux à la prise de LSD, encore une fois un parallèle démontrant tout le côté néfaste de cette industrie.
Au-delà de la peur que ses nouvelles rencontres soient faussées par sa célébrité naissante, 070 est rongée par l’angoisse de perdre les êtres qu’elle chérie. La peur que la célébrité la transforme, de devenir une autre personne que celle qui errait dans les rues du New-Jersey et de dégoûter celles et ceux qui la connaissait avant les strass et paillettes du succès. Les questions de la rupture et de l’infidélité habitent l’album et détruisent le moral de Daniella, des thèmes que l’on retrouve dans de multiples morceaux : « me and you, we were one, that was once, now we are two »; « you look like the moon in the morning, jaded, faded, almost gone »; « 5 AM when I walked in […] you were on another’s one body ».
Malgré tout, en dépit du superficiel, du succès, aussi bien commercial que critique et de la renommée, l’amour paraît être l’unique porte de sortie du marasme de 070 Shake. Aussi puissant qu’elle le laisse être, il est aussi bien destructeur que régénérateur, présenté tout le long de l’album comme procureur de sentiments ambivalents et paradoxaux. Elle est une jeune artiste fragile, à la sensibilité supérieure, qui se jette corps et âme dans l’expression de ses sentiments, une expression pas toujours maîtrisée qui peut parfois donner lieu à une extrapolation sentimentale et rendre ses relations irrationnelles. Plutôt que de trouver le réconfort dans la liberté, elle va le trouver dans l’exacerbation de la possession amoureuse:
I be feelin’ free in your prison
En s’aventurant loin de son New Jersey natal, 070 Shake a prit la décision de prendre de la distance avec ses racines, une décision nécessaire pour la réalisation de cet album, mais qui a vu la jeune chanteuse se perdre un peu en chemin. Jusqu’alors son producteur fétiche, qui l’a accompagné durant ses débuts et a permis le façonnement de son univers, The Kompetition n’a pas participé à la réalisation de Modus Vivendi. Bien qu’il n’ait évidemment pas les compétences requises pour créer l’univers dans lequel Shake souhaitait évoluer, l’alchimie époustouflante et remarquable qui unissait les deux artistes manque à l’appel. On peut regretter que la protégée de Kanye n’ait pas décider d’inclure son partenaire de toujours pour ses premiers pas dans la cours des grands, elle que l’on sait tant attachée à sa région natale.
Cette volonté de s’affranchir de ce qui construit son univers musical donne l’impression de découvrir une autre facette d’une artiste déjà en évolution. On ressent une puissante envie, voir un besoin, d’évasion, suscité par un trop plein sentimental et une surcharge émotionnelle. De cet album se dégage plus de pudeur et de discrétion quant à son ancien quotidien, ses peurs, et la consommation de drogues, trois thèmes qui prédominaient dans sa musique jusqu’alors. Une pudeur qui va également être incarnée par l’utilisation de l’autotune, permettant de prendre de la distance avec son intimité. En modifiant sa voix, elle met un filtre entre elle et ses auditeurs. Moins personnelle, elle est plus mesurée dans l’expression de ce qu’est sa nouvelle vie et paraît s’offrir, et nous offrir, une parenthèse dans la narration de ses tourments. Bien loin de l’ambiance morne et moite que dépeignaient les lyrics de « Glitter », loin également de la consommation inquiétante de drogues qu’elle y décrivait. Mentionné avec parcimonie au cours du projet, le silence fait sur la prise de stupéfiants, échappatoire de ses démons, conduit à deux hypothèses. La première, la plus souhaitable, est que les choses se soient améliorées et que Daniella se sorte peu à peu de son marasme. La deuxième, plus inquiétante, est que la prise de drogue soit devenue une chose qui l’effraie elle-même et qu’elle préfère garder sous silence.
En définitive, Modus Vivendi est un album au sens le plus pur du terme : une oeuvre où toutes les pièces s’emboîtent logiquement, une cohérence thématique et un esthétisme musical méticuleux. Au delà de simplement reproduire une formule qui fonctionne et qu’elle maîtrise, 070 Shake prend le pari d’innover, chose louable pour la réalisation d’un premier album. La prise de risques nous fait prendre conscience que nous sommes face à une artiste de tout juste 22 ans qui prouve déjà sa volonté d’évoluer, d’aller chercher des sonorités qui correspondent le mieux aux émotions qu’elle souhaite transmettre. Une jeune artiste ambitieuse, aux talents polymorphes et à la curiosité musicale. Une jeune artiste torturée qui tente tant bien que mal de prendre du recul par rapport à des sentiments peut-être trop puissants, causés par un passé chaotique. Une jeune femme submergée par ses émotions, la musique lui offrant l’air nécessaire à son bien-être, avec comme espoir que son cœur s’apaise et de trouver le chemin de la tranquillité.
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