Categories: Dossiers

070 Shake, la protégée de Kanye West prend son envol

Home Sweet Home

Contrairement aux mères porteuses que sont New York, Los Angeles ou encore Atlanta, et qui mettent au monde bon nombre de rappeurs qui explosent les charts, le New Jersey ne peut sa targuer d’un tel succès. Si certains artistes arrivent à tirer leur épingle du jeu et à prendre leur envol, le petit état au sud de New York ne semble pas occuper une place prépondérante dans leur cœur, contrairement aux capitales musicales susnommées dont les hommages sont infinis. 070 Shake est quant à elle imprégnée de sa ville et de cet état qui a été le forgeron de son identité aussi bien musicale et poétique qu’humaine. Son quotidien, ses journées passées dans la poussière des bâtiments avec son crew, la misère qu’elle a côtoyé et le manque de soutien extérieur sont le ciment d’un univers sombre et lancinant teinté de fierté, de courage et de lutte. Fière de ses origines, elle en est devenu le porte-étendard et le met en avant évidement avec son nom de scène, le nom du collectif dont elle est un des leaders et le nom la première mixtape de ce dernier mais elle l’exprime d’une manière plus puissante encore. Sur son visage félin, tutoyant son oeil gauche, elle arbore fièrement un tatouage « 070 » symbolisant la profondeur des sentiments qu’elle éprouve à cet état qui l’a bercé. Plus que symboliser les sentiments pour le New Jersey, ce tatouage démontre aussi le caractère d’une femme ne versant pas dans la demi-mesure, vivant pleinement pour ce à quoi elle tient.

©nj.com

 

Naissance dans les ténèbres

Avant de verbaliser ses démons et ses peines, Daniella s’exprime par la plume ; et la poésie s’affirme logiquement comme une catharsis. Elle noircit le papier de ses rimes sombres, exutoire de son morne quotidien. C’est dans sa chambre, sur des « Drake type beats » qu’elle met ses vers en  musique, marquant le début de sa carrière dont l’essor ne tardera pas à se faire. En 2015, Daniella Balbuena devient 070 Shake et enregistre son premier single « Proud » qui se révélera être le patient 0 de son univers musical. Elle flâne sur une production planante, adoptant un flow chanté languissant, vide de toute énergie, à travers lequel elle exprime la fatalité de sa vie, là où l’ingratitude extérieure doit être combattue par l’indifférence. Les dures épreuves qui l’ont accompagnée tout au long de sa jeune vie en ont fait la femme accomplie et mature qu’elle est aujourd’hui. Une maturité qui transparaît dans sa musique et dans ses écrits, loin de l’insouciance et de la candeur de la jeunesse.

I could give my all and man they still won’t love me back

Identité musicale du 070 crew

Rapidement et logiquement s’impose l’idée d’un projet réunissant tous les membres du 070 Crew. En 2016, le collectif se met aux fourneaux et nous cuisine The 070 Project: Chapter 1 dont le principal chef est évidemment 070 Shake, bien assistée de Ralphy River070 Malick et Treee Safari. L’alchimie qui se dégage naturellement entre les membres du collectif symbolise le caractère identitaire de cette mixtape : c’est un projet du New Jersey par le New jersey et pour le New Jersey.

L’univers qu’ils partagent donne naissance à un projet cohérent et abouti. Sur ce premier jet déjà, on perçoit les talents disparates qui composent le 070 Crew avec en figure de proue Daniella, qui éclabousse ses compères de son habileté mélodique. Au milieu de toutes ces étoiles se distingue la supernova 070 Shake qui obombre ses partenaires dès son arrivée sur un morceau. Cette différence est incarnée par le single « Remember The Days » où, alternant entre le flow parlé et les envolées vocales, 070 Shake transforme le caractère médiocre de ce son en quelque chose de terriblement puissant.

La scission talentueuse définitive entre Balbuena, 070 Malick, Treee Safari et consort se fera sur leur premier grand succès collectif : le « 070 Freestyle ». Une faille spatio-temporelle-musicale se crée durant les deux premières minutes du freestyle où 070 Shake va clamer son identité personnelle, émotionnelle, musicale et s’introduire en grandes pompes au monde entier. La drogue, l’amour, l’abandon, la lutte pour la reconnaissance, elle aborde les thèmes piliers de son univers à travers une prose brute et concise et va faire de ce freestyle le trailer de la suite de sa carrière. Les six minutes qui suivent sont anecdotiques en dépit de belles performances de ses compagnons qui luttent pour briller les mains attachées par les cordes vocales de Daniella Balbuena.

2016, année charnière

2016 fait office d’année charnière pour la jeune artiste du New Jersey qui trouve enfin le moyen, à travers la musique,  d’exprimer le sombre labyrinthe sentimental dans lequel elle se trouve piégée. L’ascension fulgurante qui l’a projeté sur le devant de la scène underground est d’autant plus remarquable et glorieuse qu’avant cette année, 070 Shake n’avait jamais approché de près ou de loin un micro. Sa voix particulière, son apparence atypique marquée par son tatouage « 070 » à côté de l’oeil, son sens de la mélodie et bien d’autres facteurs vont bien vite propulser sa musique loin des frontières de son état d’origine. La première collaboration de Shake outre New Jersey se fera étonnament avec un certain Lil Yachty sur le titre « Rewind ». Fort heureusement, c’est sur une production lente et vaporeuse que les deux artistes vont poser leurs voix, nous évitant le rap dissonant et off beat du rappeur aux dreads rouges. Ce dernier ouvre d’ailleurs le morceau. De sa voix nonchalante, il bafouille et chantonne assez agréablement avant que la tornade Shake vienne le fracasser. Du haut de sa seule année d’expérience musicale, Daniella inflige une bourrasque de talent à son compère. S’appuyant sur la mollesse causée par le couplet de Yachty, Shake donne de l’apesanteur en tirant sur sa voix, elle donne encore une fois une autre dimension à un bien fade morceau. La qualité de son couplet étant due, il faut bien l’avouer, au contraste d’ambiance et à l’alchimie avec le MC d’Atlanta qui est singulièrement plaisante.

Elle va également taper dans l’oeil de la mystérieuse influenceuse YesJulz qui la contactera à la manière d’un adolescent en quête de jeunes filles avec qui partager un instant de plaisir. Dans cette merveilleuse ère du numérique, c’est via un message privé sur twitter que YesJulz a tout simplement fait savoir à la jeune Daniella qu’elle pouvait accroître sa notoriété grandissante. Sans réel manager, le succès de Shake reposait jusqu’alors sur la plateforme SoundCloud où elle postait les quelques sons qu’elle avait enregistré. L’influenceuse instagram va s’avérer être le facteur humain le plus déterminant de sa carrière et va porter sa musique loin du New Jersey jusqu’aux oreilles d’un certain rappeur-producteur de renom répondant au nom de…Kanye West. Reconnaissante envers son chaperon, Shake ne tarit pas d’éloges sur celle qui est devenue son amie, et ne manque pas de la mentionner dans divers morceaux (Honey) en guise de remerciement. Mais de l’eau a coulé sous les ponts et maintenant officiellement signée chez G.O.O.D Music, le besoin d’un nouveau souffle et le désir de grandeur ont emmené Daniella à se séparer de son ange gardien. Cette séparation, bien que monnaie courante dans le milieu, ne fut pas du goût de YesJulz qui s’est fendu d’une série de tweets incendiaires envers son ancienne protégée.

© yesjulz.com

Glitter : exorcisation des démons

070 Shake nous prend donc par la main et nous emmène délicatement dans les recoins les plus sombres de son âme, elle nous accompagne dans une ballade plaisante, bercé par sa grave et chaude voix. Pour sa part, on la sent parfois prête à traverser le Styx à la nage, rejoindre les Enfers et laisser loin derrière elle ses années de solitude et d’embourbement. Ces démons semblent s’exprimer sans entraves à travers le prisme de sa voix grave, aux traits presque masculins. Le morceau le plus poignant sur ce thème est sans nul doute l’intro de son EP Glitter: « I laugh when i’m with friends but i’m sad when I’m alone« . A travers une production minimaliste composée de simples bruitages vaporeux et de quelques touches de piano, elle se met à nu et se raconte de la plus pure des manières, l’instru laissant une place prépondérante aux lyrics. Elle écrase la légère production de tout son mal-être, adoptant un flow se rapprochant des spoken words, plein de langueur. Ne lui laissant aucun répit, elle nous explique sur « Mirrors » la fatalité dans laquelle ses démons la maintiennent, à la manière du supplice de Tantale, éternelle et inévitable souffrance.

I break the mirrors into pieces
I just can’t escape from the demons

La musique apparaît donc comme le moyen de les exorciser et de s’offrir quelques rayons lumineux. Contrairement à bon nombre d’artistes de ce mouvement que certains caractérisent « d’emo rap » comme Juice WRLDTrippie Red et consort, 070 Shake n’accepte pas cette fatalité et lutte contre les démons qui l’habitent.

L’addiction comme solution

Son morne quotidien, l’oppressante solitude qu’elle ressent et les divers déboires sentimentaux qu’elle traverse vont l’encourager à se réfugier dans les différents stupéfiants et spiritueux. Dès la jeune adolescence, Daniella, paille à la main, fait sa première rencontre avec la cocaïne, à tout juste 14 ans, elle vient de monter dans un train dont la destination est loin d’être paisible. Cette addiction deviendra logiquement un thème prépondérant de sa musique à travers laquelle elle conte sa chute dans les méandres des stupéfiants comme unique solution pour lutter contre ses démons. Elle se rappelle s’être dit un nombre incalculable de fois que ce shoot serait le dernier, sans cependant une réelle conviction et sans donc aucun succès. Il faut, à sa décharge, noter que son quotidien dans le New Jersey est gangrené par la pauvreté et la misère sociale, facteurs indéniables de trafisc illicites. Daniella tente donc de se créer un nouveau monde propre de toute la crasse qui habite sa vie, dénué de toute la poussière de son quartier. Mais avec comme fondations de cet univers une chose aussi fragile et instable que la drogue, tout risque de bien vite s’effondrer.

Poppin, drinkin, just to get away from our emotions

Le poing fermé

Cet affrontement acharné contre la solitude et l’abandon (qui par la suite est également devenu une bataille contre la drogue et les addictions) complète la triade des thèmes fondateurs de son univers. Ses textes sont imprégnés d’une odeur nauséabonde de renfermé, d’une inéluctable déréliction. Le New Jersey s’apparente à une thébaïde de laquelle Shake rêve de s’échapper, ne sachant malheureusement pas comment s’y prendre. Des mains salvatrices lui sont tendues mais elle ne parvient pas à les saisir, à s’ouvrir aux autres en dépit d’une volonté de le faire.

Wake up got to talk to people but I don’t know what to say

Ce sentiment de devoir se battre et lutter tout autant pour sa vie que pour accéder à une reconnaissance a été le dommage collatéral de son enfance dans une misère néfaste au développement d’une confiance en soi et en autrui. Les multiples morsures de la vie lui ont tanné le cuir et lui ont octroyé une certaine imperméabilité sentimentale qu’elle revendique dans sa poésie. On ressent dans ses envolées mélodiques comme un chant guerrier, cherchant à s’auto-exalter pour affronter ses démons et ses addictions, témoignant d’une volonté et d’une grande force de caractère.

L’élue de la Ye Season

L’année 2018 a été enflammée par les 5 semaines de la Ye Season durant laquelle le label de Kanye West, G.O.O.D Music a sorti un album de 7 titres par semaine. Si la qualité des albums a été fortement discutée, particulièrement Ye, l’engouement populaire qu’a créé ces sorties hebdomadaires a offert l’opportunité à tonton West de présenter au monde sa nouvelle protégée. A l’instar de ce qu’avait pu faire Dr Dre avec Anderson .Paak en le créditant sur la quasi totalité des morceaux de son album Compton, Kanye place 070 Shake sur tous les albums de la Ye Season, l’érigeant en totem du label. En dépit de la renommée planétaire des artistes avec lesquels elle est amenée à collaborer, NasPusha et Teyana Taylor, la jeune chanteuse ne se laisse pas impressionner par le pedigree de ces derniers. Aussi à l’aise en anglais qu’en espagnol, elle chantonne un refrain dans la langue de Miguel de Cervantes sur le très bon « Santeria ». Loin de faire de pâles et brèves apparitions, les prises de mic de 070 Shake sont hautes en couleurs et chacun des morceaux où elle apparaît est marqué de son sceau, envoûté par son univers et sa voix si singulière. Ses faits d’arme les plus remarquables sont à entendre sur l’album de Kanye West avec « Violent Crimes » et « Ghost Town » où elle s’extirpe de la médiocrité musicale qu’habite l’album de Mr.West. Le refrain qu’elle chante avec les tripes sur « Ghost Town » constitue le climax de l’album, le point culminant en termes d’énergie, de fougue et de rage. Envoûtée jusqu’à la moelle par son refrain, on sent une Daniella triomphante sur la vie, galvanisée par sa réussite et fière des combats qu’elle a du mener pour en arriver à partager le mic avec ses idoles.

Une icône générationnelle en construction

Quel avenir pour Daniella Balbuena? Quels objectifs se fixer? Qu’est-elle en capacité d’accomplir? Dans la musique depuis tout juste quatre ans, la jeune chanteuse qui soufflera ses 22 bougies en juin prochain incarne cette nouvelle génération d’artistes aux talents polymorphes. Chanteuse, rappeuse, elle est aussi une icône de la lutte pour la libération de l’homosexualité dans ce milieu urbain où les problèmes sur cette question persistent. Le charisme et l’aura qu’elle dégage, son regard profond, saisissant, chargé d’histoire, son tatouage immanquable sur le visage font le succès inévitable de cette jeune artiste. Sa poésie intime, sa voix atypique et son sens de la mélodie l’ont donc conduite aux portes du label de Kanye West qui lui réserve, on l’espère, un sort différent de celui d’un Desiigner complètement tombé dans l’oubli.

Si la rumeur d’un album intitulé Modus Vivendi court les rues, rien n’a officiellement été confirmé par le label ou Shake, qui nous a cependant récemment offert deux singles dans la continuité de son univers. On découvre avec ces deux morceaux un versant plus sentimental et romantique de la rappeuse du New Jersey. 070 Shake a entre ses mains la clé qui ouvre la porte à un succès international, à une carrière qui peut marquer cette génération et en devenir le porte-étendard. Souhaitons qu’elle poursuive la voie qu’elle a emprunté jusque-là et ne s’enfonce pas dans de plus sombres ténèbres comme ont pu le faire tant d’artistes avant elle. Souhaitons qu’elle remporte sa bataille contre l’addiction et ne se laisse pas glisser dans les méandres de la drogue, tant d’artistes qui avaient encore beaucoup à offrir nous ont quitté à cause de cette saleté.

Théo Lovestein

Malgré sa myopie, critique d'un oeil avisé. Son père a un jour dit de lui : "S'il passait autant de temps à ranger sa chambre qu'à écouter du rap, on pourrait bouffer par terre."

Recent Posts

Kendrick Lamar, Boldy James, Ice Cube… les sorties d’albums de la semaine

Gros évènement pour ce vendredi de sorties enneigé : Kendrick Lamar finit le travail après…

3 jours ago

Nottz ou l’architecte sonore du hip-hop intemporel en cinq productions

Nottz, producteur et beatmaker de génie, est l'un des secrets les mieux gardés du hip-hop.…

4 jours ago

Entre mélancolie et créativité, Good Bana raconte la genèse de V-VIRE

On se retrouve aujourd'hui pour parler de ton projet V-IVRE, sorti il y a un…

5 jours ago

Heavy Rotation #489

Tracklist de la semaine Titre Artiste(s) Album "AMADEUS" Keroué AMADEUS / Chicane "BEAU PARLEUR" SenseKid,…

6 jours ago

Cordae, Denzel Curry, Maxo Kream… les sorties d’albums de la semaine

Pas de repos, on garde la même dynamique avec un beau programme de sorties. Denzel…

1 semaine ago

SCH et ses « stigmates » livrés au sort inéluctable de JVLIVS

https://youtu.be/ji2lbYIB1gI?si=l9Ky5IGAm3Km-86V Si quelqu’un se posait encore la question de qui pouvait prétendre au titre de…

2 semaines ago