TDE : chronique d’un succès annoncé

TDE : chronique d’un succès annoncé

C’est peu dire que TDE (pour Top Dawg Entertainment) est l’un des labels les plus influents et les plus respectés du game. Avec dans son roster des artistes parmi les plus populaires et les plus talentueux du moment, chaque mouvement de phalange du CEO et fondateur Anthony « Top Dawg » Tiffith sur les réseaux sociaux entraine une vague de frénésie dans la sphère hip-hop. Il n’y aurait que les naïfs pour croire que ce phénomène est simplement lié au hasard ou à un opportunisme insolent. Si 2016 est sûrement sa meilleure année, la réussite exceptionnelle de ce label créé en 2004 était parfaitement préparée. Focus.

Anthony Tiffith a grandi sous le soleil californien, et celui qui rayonne à Carson, L.A. en particulier. S’il n’a pas toujours su éviter l’ombre, il a rapidement décidé de se lancer dans la musique pour s’ouvrir des perspectives que son quartier et les gangs ne semblaient pas en mesure de lui offrir à long terme. Il le confesse lui-même dans une interview à Billboard : il voyait des amis emprisonnés, certains mourir et il avait, comme les autres, une furieuse envie de se sortir de là. Peut-être plus aiguë en fait puisque la suite, on la devine un peu. Pourtant, pour en arriver là, il a dû trouver sa voie. Et c’est sûrement son oncle, qui manageait un producteur dont l’un des morceaux (« Everytime I See Your Face » de Rome) a connu un très joli succès en 1997, qui l’a inspiré. Il commence dans la foulée à produire et à manager des producteurs et pour ce faire, décide de monter un studio dans lequel ils pourraient composer. Certains de ses premiers beats seront d’ailleurs repris par The Game, alors en pleine ascension.

La House of Pain, véritable labo de TDE

La stratégie de Top Dawg et de ses associés, Dave « Miyatola » Free et Terrence « Punch » Henderson, c’est de repérer des talents et de les porter à maturité artistiquement en faisant de leur studio, la House of Pain, un terreau de progrès et d’expérimentations artistiques. Si le profil des artistes qui composent le studio est très éclectique, c’est qu’ils répondent à une complémentarité artistique couvrant un large spectre des tendances du hip-hop.

La première recrue de TDE sera Jay Rock, le gangsta de la bande, que Tiffith connaissait depuis quelques années. Il avait repéré ses skills de kicker au cours d’une soirée et lui a proposé d’intégrer son projet : un studio pour enregistrer, sa connaissance de la musique et ses contacts pour émerger, et une discipline de travail à toute épreuve pour progresser. Tous le disent d’ailleurs : si Tiffith a fait de la House of Pain leur nouvelle maison, c’était avant tout pour les sortir d’un environnement contre-productif dans lequel ils auraient pu gâcher leur talent ou aller l’exprimer ailleurs pour les plus chanceux… C’est d’ailleurs  dans cette optique qu’il recrute un certain K-Dot, alors âgé de 17 ans en 2004, dont le talent au micro et la sensibilité artistique distillés dans sa première mixtape l’ont très vite titillé. TDE signe Kendrick Lamar l’année suivante. Tout semble prévu. Sauf que Kendrick Lamar vient de Compton, et se trouve être le fils d’un Blood, tandis que Jay Rock vient de Watts. Le background de ce quartier ? C’est ici que les émeutes de 1992, suite à l’acquittement de quatre policiers blancs accusés d’avoir passé à tabac Rodney King, ont éclaté. De plus, celui qu’on appelle à la vraie vie Johnny Reed faisait partie intégrante d’une des factions rivales : les Bounty Hunter Bloods. Les tensions entre les deux rappeurs n’ont pas traîné. Tiffith usa de diplomatie pour faire comprendre à ses deux poulains qu’en s’associant, ils pourraient réaliser quelque chose de plus grand encore pour ces ghettos. Bien leur en a pris.

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Si Tiffith a déniché les deux premières perles du label, Punch n’est pas en reste. Il a tout de suite saisi le potentiel d’Ab-Soul à la sortie du lycée, alors qu’il était signé sur un obscur label californien, Streetbeat Entertainment. Mais, histoire de le laisser peaufiner ses phases et acquérir de l’expérience, il va le laisser encore deux ans sur ce label, fonder le groupe Area 51 avec son pote Snake Hollywood, avant de définitivement le signer en 2007, sa participation sur le single « All My Life (Ghetto) » de Jay Rock faisant office d’entrée en la matière.

Jay Rock – « All My Life » feat. Lil Wayne

Si remettre Jay Rock dans le droit chemin était au final assez aisé malgré son pedigree, vu que le boss du label le connaissait depuis quelques années, récupérer ScHoolboy Q fut une toute autre affaire. Désinvolte, vendeur de drogues dures comme douces et incarcéré à plusieurs reprises, le futur écolier de la bande était un animal difficile à apprivoiser. Mais, grattant des lignes depuis ses 16 ans, il avait tapé dans l’œil des décideurs du label dès 2006. C’est pourtant en 2009 qu’il finira par s’engager définitivement avec TDE, donnant naissance par la même occasion au groupe Black Hippy, dont il ne cesse de se revendiquer aujourd’hui.

Ensuite, tout s’enchaine assez rapidement. Les premières mixtapes, déjà de qualité et attirant de jolis noms sur les featurings (Do It Nigga Squad, Volume 1 parue en 2008 avec  ScHoolboy Q, Will.i.Am ou Lil Wayne), commencent à offrir de la visibilité au label, et les arrivées successives d’Ab-Soul en 2007 puis de ScHoolboy Q vont finir d’offrir à TDE la popularité locale qui lui servira de tremplin.

Autre coup génie : sans aller jusqu’à faire froncer les sourcils, disons que Black Hippy est certainement l’un des rap bands les mieux amenés en termes de marketing de l’industrie. Des rappeurs issus du cru mais qui ne se connaissaient pas et commencent à bosser ensemble pour sortir des morceaux parmi les plus populaires du mouvement ? Disons que le coup de génie a justement été de constituer un tel boys band (le mot est lâché) capable de créer une aura artistique Hip-Hop pétrie d’authenticité. À tel point que nombreux sont les Hip-Hop heads qui rêveraient d’un album réunissant les 4 Fantastiques. Pour redevenir plus sérieux et arrêter la provoc’, revenons sur la conception du collectif Black Hippy qui est symptomatique de la philosophie TDE : in-house rappers, in-house producers.

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Des tubes faits maison

Top Dawg et Punch ne s’en cachent pas, la grande inspiration de la politique de leur label, c’est Tech N9ne et son Strange Music qui la leur ont soufflée : offrir à des artistes de talent une émulation basée sur la concurrence, l’entraide et la volonté de proposer la meilleure nouvelle musique possible. Ils ont appliqué un business model digne des plus grandes entreprises en choisissant d’avoir la main sur la matière première (les artistes), sur la production (au sens entrepreneurial et musical du terme) et en déléguant la distribution à des professionnels (les majors qui s’appuieront sur leurs réseaux de distribution et de promotion).

Dans cette configuration, toute la stratégie de TDE s’appuie sur la qualité des artistes qui rejoignent le label. Et c’est là que l’habileté de dénicheur de talent de Tiffith prend tout son sens et se monnaie. En effet, l’attractivité des artistes de son roster renforce l’image de marque de TDE et minimise du point de vue des majors la prise de risque. Tout le monde est donc gagnant… Tant que la musique produite est de qualité.

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Et justement, la marque de TDE,  c’est d’avoir des artistes de sensibilités artistiques différentes et d’être en mesure de les rendre complémentaires.  Quasiment tous les albums du label en offre d’ailleurs la preuve quand on voit que les artistes du label sont souvent conviés sur les projets des autres et contribuent à l’effort de promotion. L’un des exemples les plus récents est Blank Face LP de ScHoolboy Q sur lequel on ne retrouve aucun des « grands » noms du label mais juste 2 collabs : avec Lance Skiiiwalker sur « Kno Ya Wrong » et SZA sur « Neva Change ». Et Black Hippy ? Ils accompagnent la sortie de l’album en lâchant un superbe remix de « THat Part »

ScHoolboy Q – « THat Part » feat. Black Hippy

Cette solidarité artistique est inscrite dans les gènes du label. Les artistes créent ensemble et promeuvent donc ensemble leurs travaux. Ils s’appuient également sur une équipe de producteurs internes, parmi lesquels Digi+Phonics (Tae Beast, Sounwave, Dave Free et Willie B), THC ou encore King Blue. Dave Free est d’ailleurs l’un des co-fondateurs du label et assure la production, la cohérence ainsi que la direction artistique de la maison. C’est donc à cette équipe de producteurs que l’on doit les plus beaux succès du label. Pourtant, que serait par exemple To Pimp A Butterfly sans les apports de Robert Glasper ou Kamasi Washington ? Vraisemblablement, radicalement différent et probablement moins réussi du point de vue du message.

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Une quête incessante de nouvelles sonorités

Nous l’avons dit, la particularité TDE, c’est de permettre à ses artistes d’explorer leur univers artistique et par définition, d’en étendre les limites. Le meilleur exemple qui soit reste encore To Pimp A Butterfly, qui a marqué la mue définitive de Kendrick Lamar en un artiste dont l’audace créative et la popularité politique sont unanimement reconnues. Pour rappel, cet album, qui fait suite au déjà gigantesque Good Kid, M.A.A.D City, était une exploration et une appropriation de la musique noire américaine. Dans sa pluralité et sa diversité (d’origine, de contexte, d’histoire ou d’expression) comme la présence de jazzmen comme Martin et Washington, entre autres, en atteste. En outre, dans un contexte politique houleux aux États-Unis où la question raciale demeure centrale, TPAB a également brillé par les messages véhiculés. Sans se lancer dans une étude sociologique sûrement bancale,  si « Alright » est devenu l’hymne du mouvement BlackLivesMatter, c’est que ce morceau est la rencontre entre un contexte politique propice à un message d’espoir porté par une bande-son fédératrice.

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Au-delà du phénomène contextuel prenant une part dans le succès d’« Alright » et de cet album en particulier, on note que chaque album sorti par les membres de TDE répond à une nouvelle définition du genre. Sceptique ? Regardons Oxymoron, l’album qui a révélé ScHoolboy Q au grand public. Il est le résultat d’une production d’élite, fruit d’une collaboration de longue haleine entre les producteurs TDE. Ils ont fait de cet album un opus radicalement différent de ces prédécesseurs et envoyé l’écolier parmi les superstars du rap. On retrouve encore cette qualité, mais toujours dans des univers qui leur sont propres, pour chacun des membres du label, la seule ligne directrice étant la main affutée et précise de Dave Free qui veille au grain.

Le « casting » est d’ailleurs de qualité : aucun des artistes du label ne phagocyte les autres, ils ont des approches et des musiques complémentaires. Il n’y a qu’à confronter les univers des membres de Black Hippy pour constater que les lyrics « métaphysiques » d’Ab-Soul répondent parfaitement aux flows ganstas de Jay Rock et ScHoolboy Q, ou encore à la poésie de King Kendrick, le tout appuyé sur des productions d’une efficacité redoutable.

Jay Rock – « Vice City » feat. Black Hippy

Finalement, le principe du label, c’est encore une fois celui d’une entreprise « classique » : faire évoluer ses « produits » et proposer des innovations en s’inspirant du savoir-faire qui l’a fait connaître. En ce sens, la saine émulation mise en place au sein du label par la direction a porté ses fruits : des mixtapes intimistes, Tiffith et consorts ont réussi à sortir des LP dont chaque single et chaque annonce font frissonner la toile. Le tout savamment orchestré par vos serviteurs.

TDE, un média à part entière

Dans la vie réelle, TDE est une marque. Dans la vie numérique aussi. Le coup de maître, c’est que chaque artiste et/ou producteur gravitant autour du label dispose d’un compte sur les réseaux sociaux et qu’ils drainent une quantité immense de followers.

TDE, qui n’est que le label des artistes, peut se targuer des chiffres suivants sur les réseaux sociaux.

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Des chiffres déjà honorables qui feraient pâlir d’envie n’importe quelle marque ou blogueuse de mode. Ajoutez à cela les followers individuels des artistes qui composent le label pour comprendre que TDE est devenu un média à part entière. À titre d’exemple, le compte Instagram de Kendrick Lamar compte 3,4 millions de followers et il renvoie sur le site web de TDE…

La cible est là, reste à définir la stratégie qui saura l’exciter. Sans être originale, elle se révèle redoutablement efficace, à coups de messages énigmatiques, d’annonces, de sorties de singles, de happenings lors de concerts/festivals ou d’émissions de télé. Tous les hommes politiques le savent : le plus important, c’est d’occuper l’espace médiatique. Et avec ce nombre de followers, il suffit de parler pour être relayé. Le grand maitre de toute cette affaire reste Tiffith qui se place en patron et s’imagine en tant que dompteur de followers.

Le plan était simple et sans accroc : TDE, à coups d’audace, de flair et de talent, a su devenir l’un des labels les plus stables et les respectés dans le hip-hop. Le constat est là. Et maintenant ?

Et maintenant ?

L’avenir, si on le connaissait, pour être honnête, pas sûr qu’on le publierait car il y aurait certainement quelques opérations lucratives à mener. Ce sur quoi on peut s’aventurer, c’est imaginer la tournure que prendront les événements.

Dre pourrait devenir le consultant spécial (qu’il est déjà un peu) des prods TDE, SZA continuerait à accompagner ses camarades de studio et finirait par sortir la pépite qui relèguerait Beyoncé aux oubliettes, Jay Rock remettrait le G-Rap au centre du game et Ab-Soul pourrait nous gratifier d’un album aussi éthéré et visionnaire que les publications de Nostradamus. Isaiah Rashad pourrait se sentir galvanisé par le succès critique de son dernier opus et sortir un album aussi révolutionnaire que TPAB. Au-delà  de ces hypothèses plus ou moins alambiquées, ce qui est certain, c’est que la maison TDE continuera à repérer les rappeurs  de demain et à bonifier leur talent. Pour le plaisir de nos oreilles.

Et pour célébrer cette série exceptionnelle sur le label TDE (un dernier épisode à venir), on vous réserve une surprise le 24 novembre prochain.