Le rap introspectif en 10 morceaux

Le rap introspectif en 10 morceaux

Le XXIè siècle a amené une nouvelle génération d’auditeurs. Une nouvelle génération amenant son lot de nouveaux modes de consommation musicale (dans le Hip-Hop, puisqu’il s’agit de cela ici, mais pas seulement). En bien ou en mal (là n’est pas le débat), on remarque aisément qu’aujourd’hui, les attentes ont changé. Désormais, l’accent est plutôt mis sur le côté catchy des productions. Au détriment d’un style de rap se faisant déclinant alors que l’on attaque la deuxième partie des années 2010, même s’il est tout aussi intéressant : le Rap dit « introspectif ». C’est pourquoi, on a décidé aujourd’hui, à travers 10 tracks, de remettre sur le devant de la scène cette approche du Hip-Hop. Bienvenue dans la face cachée de vos rappeurs tant aimés.

Le Rap introspectif, c’est quoi ?

Prenons la définition du mot introspection selon le Larousse. L’introspection (du latin introspicere, regarder à l’intérieur), est une observation méthodique, par le sujet lui-même, de ses états de conscience et de sa vie intérieure. Mettons maintenant cette définition en perspective avec la musique Hip-Hop et on obtient ce qui constitue l’essence de notre cher Hip-Hop introspectif : un rap aux messages plus intimes et plus réfléchis, dépeignant les sentiments, la vie et les doutes du rappeur ou d’un personnage. Vous l’avez sans doute compris : ici, il ne sera donc pas question d’egotrip. Au programme, cinq titres US et cinq titres Français pour l’illustrer. Enjoy.

Common – « The Light »

https://www.youtube.com/watch?v=W_-qRcHAhzk

Album : Like Water For Chocolate
Année : 2000

L’amour. La divine Erykah Badu, chantre du mouvement Néo-Soul de la fin des années 90 et du tout début des années 2000, au-delà de son don pour le chant, était un véritable bourreau des cœurs. Le 2 janvier 2001, Andre 3000 prenait la parole avec l’idée quelque peu saugrenue de demander pardon à « Ms. Jackson » dans un morceau pour « avoir fait pleurer sa fille », dont il était séparé depuis 2 ans. Ce tube deviendra interplanétaire et la fille en question est… Erykah Badu. Quelques mois plus tôt, le 18 juillet 2000, Common, alors en couple avec la demoiselle, prenait le micro pour adresser à Erykah une lettre dégoulinante d’amour. Une pépite jazzy produite par le défunt Jay Dee, au plus fort de leur époque Soulquarians, présente sur un album, Like Water For Chocolate, classé à la deuxième place dans notre classement des 100 plus grands albums de rap US depuis 2000. Aujourd’hui, 16 ans plus tard, Common est officiellement célibataire. Le chemin fut évidemment tortueux pour Erykah : elle a enfanté un petit Seven Sirius en 1997 avec Andre 3000, une petite Puma Sabti en 2004 avec le rappeur West Coast The D.O.C. puis, enfin, en 2009 elle a donné naissance à Mars Merkaba, fruit de son union avec son compagnon actuel, le toujours très mystérieux Jay Electronica.

Brother Ali – « Daylight »

Album  : The Undisputed Truth
Année  : 2007

Relativement peu connu en France, Ali Douglas Newman, natif de Madison dans le Wisonsin, reste une figure respectée de la scène underground US. Plume acérée et artiste engagé, il a de nombreuses fois critiqué le gouvernement américain. Critiques lui valant bien évidemment des pressions de l’industrie dont il est aujourd’hui coutumier. Au-delà de ses multiples collaborations (Statik Selektah, Immortal Technique, Talib Kweli, entre autres), sa discographie compte 5 albums et 4 EPs, dont le dernier est sorti en 2013 : Left In The Deck. Tous ne le savent pas forcément, mais Brother Ali a une particularité, et pas des moindres : il est albinos. Et c’est, en partie, le sujet de « Daylight », morceau issu de son troisième album The Undisputed Truth, sorti donc en 2007. Ici, Ali, prenant le parti classieux de ne pas se victimiser, nous parle de son enfance, marquée par les moqueries de ses camarades face à l’aspect blanchâtre de sa peau, mais aussi de cette chère industrie, en critiquant la presse spécialisée, coupable à ses yeux de ne pas avoir le bon goût de mettre en avant sa carrière musicale au détriment de son albinisme, forcément plus vendeur.

Nas – « Dance »

https://www.youtube.com/watch?v=NrTu4dFr-Ow

Album  : God’s Son
Année  : 2002

« The Gift And The Curse ». Cette maxime est cruellement vraie lorsqu’on parle de Nasir Jones et d’Illmatic. Cet album fut tellement acclamé par la famille Hip-Hop (et il l’est encore) qu’il a contribué à désacraliser nombre de ses autres projets, alors que des trésors de storytelling sont distillés à travers la prolifique discographie du rappeur préféré de ton rappeur préféré. God’s Son en fait indéniablement partie et il est sorti en décembre 2002, alors que Nas faisait encore le deuil de sa mère, Fannie Ann Jones, emportée quelques mois plus tôt par un cancer du sein. Dans cet album intimiste, aucune bravade. Ici, il est question de foi, de la vie, et de la mort. Porté par le single « I Can », il sera acclamé par la critique. Avant dernier track de l’album, « Dance » est un hommage poignant à la femme qui lui a donné la vie et qu’il accompagnera dans ses derniers instants. Olu Dara, papa de Nas mais aussi trompettiste chevronné, jouera quelques notes pour clôturer ce morceau, comme un dernier hommage à celle qui lui aura fait le plus beau cadeau qu’une femme peut faire à un homme : faire de ce dernier un père.

Ekoué – « Blessé Dans Mon Ego »

Album  : Volet 1 : Le Poisson d’Avril
Année  : 1997

Réutilisant avec brio un sample du morceau « Qui », de Charles Aznavour, « Blessé Dans Mon Ego » est sorti en 1997 mais, 19 ans plus tard, sa problématique reste douloureusement d’actualité en France. Né à Villiers-Le-Bel (dans le Val d’Oise) en 1975, Ekoué est un fils d’immigrés Togolais. Il signe l’intégralité des couplets de ce morceau paru sur le premier maxi du groupe qu’il a fondé avec son ami de longue date, Hamé : La Rumeur. Ici, la délicate question des citoyens français nés en France mais d’ascendance étrangère est abordée avec sincérité par le rappeur. Tiraillé entre deux cultures, étranger en France, étranger au bled, Ekoué pose une question qui n’a semble t’il pas trouvé de réponse. En parallèle, il poursuit sa route à l’ombre de la hype. Il a gagné (avec La Rumeur) son procès l’opposant à l’ex président Nicolas Sarkozy qui a duré 8 ans. Il a été diplômé de Sciences Po Paris, a en outre écrit en 2010 une thèse sur l’abstention dans les zones urbaines sensibles. Il a même signé une série, De l’Encre, diffusée en 2011 sur Canal+. Et on l’a aperçu très en forme sur la mixtape de Flynt, Rétrographie, en 2013. Un activiste comme il en reste peu en France.

Sniper – « Fallait Que Je Te Dise »

Album  : Trait Pour Trait
Année  : 2006

« Fallait Que Je Te Dise » est issu de l’album Trait Pour Trait, le premier sans leur historique DJ Boudj, sorti en 2006. Une décennie plus tard, on peut affirmer que ce projet est le plus abouti pour le groupe issu du 95. Consistance, production soignée, storytelling de qualité et musicalité étoffée sont au rendez-vous dans cet album phare du Rap français des années 2000. Le morceau « Fallait Que Je Te Dise » le clôture en beauté. Ici, les 3 emcees, à travers leurs expériences personnelles, reviennent sur le délicat sujet des relations familiales et de la difficulté à témoigner son affection aux êtres qui nous sont le plus chers. Rempli d’humilité, Tunisiano ouvre le bal en louant, notamment, le courage et la droiture de son grand frère Ahmed, qui après la séparation de ses parents a assumé le rôle de l’homme de la maison, sans oublier sa grande sœur et sa mère, qui s’est sacrifiée dans leur intérêt. Aketo, quant à lui, poursuit en faisant l’éloge de ses deux parents, lui qui est le seul membre du groupe à avoir eu la chance d’avoir un père à la maison et en nous confiant quelques éléments clés de sa jeunesse avec ses frères et sœurs. Blacko clôt cette séquence confessions en nous témoignant l’impact que l’absence de son père a eu sur lui, malgré la présence de sa mère, pour qui il est rempli de gratitude.

Pharoahe Monch – « Broken Again »

Album  : PST : Post Traumatic Stress Disorder
Année  : 2014

Lui aussi relativement peu connu en France, ancien de Rawkus Records : Le dernier grand label Hip-Hop de NYC, Pharoahe Monch, âgé aujourd’hui de 43 ans, est un vétéran du game. Si sa discographie n’est pas non plus prolifique (il a sorti 4 albums studio en 17 ans), son manque de reconnaissance est principalement du à ses ventes d’albums, jamais considérables malgré leur indéniable qualité. PST est donc son quatrième album et il est sorti en 2014. Si le projet est sous-côté, s’il est difficile de faire ressortir un morceau tant l’ensemble est homogène, « Broken Again » parvient néanmoins à tirer son épingle du jeu. Produit par les obscurs Lion Share Music Group, ce morceau peut être catégorisé comme étant une parabole sur les addictions humaines. Addiction pernicieuse à une femme ou addiction morbide aux drogues dures, avec Pharoahe on ne sait jamais vraiment, et cela déplaît fortement à sa famille proche. Insaisissable, le rappeur du Queens semble se complaire dans cette ambivalence. C’est ce qui lui permet sans doute de conserver son intégrité artistique. Aussi, on l’a vu en 2016 sur le très réussi album de Torae, Entitled.

Jeff Le Nerf – « Seul (ft. Sonia Nesrine) »

Album  : Ennemis d’Etat
Année  : 2011

Morceau étrangement méconnu dans la prolifique discographie du rappeur né à Grenoble, « Seul », en featuring avec Sonia Nesrine, est issu de son troisième album studio. Il s’appelle Ennemis d’Etat, est sorti en 2011 et il s’agit du dernier album de l’ancien de IV My People sous la bannière AZ Universal, des dissensions internes entraînant la fin de leur collaboration. C’est le thème des amitiés détruites lors du passage à l’âge adulte qui est abordé ici. Sur une instru minimaliste de son producteur historique Ko utilisant quelques boucles de piano donnant une saveur mélancolique au tout, Jeff revient avec une amertume certaine et en détail sur ces liens « fraternels » qu’on pense pour la vie, mais qui se perdent peu à peu face aux vices que peut avoir l’être humain. Comme l’appât du gain, l’envie, l’hypocrisie, et d’autres choses encore. Les fans de Jeff Le Nerf le remarqueront aisément, ce morceau est très représentatif de l’univers sans compromis de l’Isérois. On a pu de notre côté s’en rendre compte lors de notre rencontre d’il y a quelques mois.

Niro – « Je Pense »

Album  : Paraplégique
Année  : 2012

On le sait, la bicrave est un thème très répandu dans le Rap français. Pour le meilleur et (surtout) pour le pire. Certains font l’apologie de ce mode de vie, d’autres non. C’est cette dernière voie que Niro a choisi pour son titre « Je Pense ». Ce morceau est issu de Paraplégique, son street album sorti en 2012, élément fondateur de sa fameuse trilogie résurrectionnelle , qui verra Rééducation sortir en 2013, et s’achèvera avec Miraculé, sorti en 2014. Cette trilogie a permis au rappeur de Blois de gagner un succès d’estime important auprès des auditeurs de rap français, il a même été adoubé par Kery James himself. Ce succès d’estime, il le doit principalement à sa faculté à retranscrire la réalité d’un pan de la société française. Dans « Je Pense », il est souvent question de contradictions. Son besoin de « faire du biff », qui risque de le mener en prison, est contrebalancé par sa peur de faire souffrir ses proches (ici sa sœur et sa mère). Son envie de s’en sortir peu importe les moyens (légaux ou pas), ne lui fait pas oublier qu’il n’a jamais vu quelqu’un mourir vieux dans la vente de stupéfiants. Une réalité complexe dont a pu s’extirper Niro, qui est devenu au fil du temps un rappeur qui compte en France, et qui a sorti son troisième album studio, Or Game, cette année.

Nessbeal – « Ça Ira Mieux Demain »

Album  : Rois Sans Couronne
Année  : 2008

Sorti en 2006, La Mélodie Des Briques est généralement considéré comme étant le « classic » de Nessbeal. Succès d’estime incontestable malgré ses ventes relativement pauvres, il demeure un incontournable du rap français des années 2000. Mais, plus adulte, plus réfléchi dans sa construction, moins brut mais toujours muni de ce lyricisme imagé qui fait sa marque de fabrique, on considère que son second projet, Rois Sans Couronne, est au dessus rapologiquement. On aurait pu choisir le cheminement de toute une génération de banlieusards dans « Autopsie d’Une Tragédie » et son dénouement cruel, mais l’introspection présente dans « Ça Ira Mieux Demain » marque encore plus les esprits. Produit par le duo français Medeline, qui utilisent finement un sample de l’illustre « We Will Rock You », On y entend le rappeur natif de Boulogne revenir sur ses démons intérieurs. Son absence de succès malgré son talent certain, ces choix que l’on fait et qui ont une répercussion irrémédiable sur nos vies, son impuissance face à la faucheuse ou encore sa fameuse théorie de « l’oeil du mensonge », émise à travers un morceau issu de son premier projet, La Mélodie Des Briques. Aujourd’hui, 5 ans après son dernier album, on espère forcément des nouvelles d’un des emcees les plus talentueux de sa génération, après le morceau « Jeune Vétéran », paru l’année dernière.

Chance The Rapper – « Blessings 2 (Reprise) »

https://www.youtube.com/watch?v=9Bz3i7ZxMOA

Album  : Coloring Book
Année  : 2016

Pour clôturer cette sélection, on a choisi un morceau sorti il y a à peine 3 mois sur un projet qui a déjà marqué au fer rouge l’année 2016. Nous parlons bien sûr de Coloring Book. On ne sait pas si Kanye West a inventé la release sans fin, mais on sait que, s’il voulait être l’auteur de l’album Gospel Rap de l’année, Chance l’a fait. Produit par son crew The Social Experiment« Blessings 2 (Reprise) » est le morceau clôturant cette mixtape. Ici, Chancelor Bennett se remémore dans la première partie le chemin parcouru pour en arriver là, témoigne sa gratitude envers le Très Haut pour l’avoir préservé jusqu’ici, et revient sur sa relation avec son idole devenue mentor Kanye West, pour un final en apothéose. Un final où Chance se met quelque peu en retrait pour faire place à ses messagers touchés par la grâce : Anderson .Paak, Ty Dolla $ign, Bj The Chicago Kid, ou encore Donnie Trumpet, qui se chargent à cette occasion de délivrer leurs bénédictions. Merveilleux.

Evidemment, cette liste ne saurait être exhaustive. Si vous aussi, vous avez des idées de morceaux ou l’introspection est le critère numéro 1, vous pouvez les partager avec nous via les commentaires. Peace.