Comment Pierre-Jean Cléraux a sélectionné les 100 meilleurs albums du rap new-yorkais ?
Rédacteur passionné sur plusieurs médias rap depuis la fin des années 90 (Rap2k.com, Neoboto.com, Ofive) Pierre-Jean Cléraux est également le fondateur du webzine Buggin.fr. Après avoir usé sa plume à chroniquer des dizaines de disques rap US sur des médias web, ce Rennais a voulu passer au papier en se lançant l’ambitieux défi de créer une anthologie du rap new yorkais. Très sensible à ce genre d’initiatives, la team TBPZ est partie à la rencontre de ce passionné du rap de la Grosse Pomme.
Bonjour Pierre-Jean, tout d’abord, peux tu nous retracer ton parcours ?
A la base, j’ai commencé à écrire des chroniques sur l’ancienne mouture du site Rap2k.com, avant qu’il ne soit totalement refondu et qu’il ne devienne ce qu’il est aujourd’hui… C’était une plateforme assez riche et dynamique au début des années 2000, et extrêmement réactive. En parallèle j’ai aussi été bloggeur. Je recevais des albums chez moi. Je les chroniquais. Ensuite, j’ai été contacté pour participer à l’ouverture du site Neoboto.com en 2010. L’aventure a duré quelques années. Même si nous avions des divergences musicales au sein de la rédaction, nous avons réalisé beaucoup de contenus. Dans la foulée, j’ai participé à la rédaction des premiers numéros du magazine Ofive mag. Par la suite j’ai quitté Neoboto. J’ai alors co-fondé avec des amis de la rédaction le site Buggin.fr, qui est alimenté selon nos envies.
Quel a été l’élément déclencheur de ce livre ?
En premier lieu, je l’ai écrit par amour du rap, de l’écriture et de la recherche. D’autre part, j’ai un Master 2 de recherches en histoire des relations internationales. Pendant mes études, j’ai appris à prendre goût à la recherche de sources. Cet ouvrage sur le rap new-yorkais était dans un coin de ma tête depuis quelques temps. J’avais envie d’écrire sur cette musique, qui a été pour moi une grosse claque. Enfin, je ne trouvais pas de livre en français, qui parlait des albums que j’ai pu adorer comme ceux de Gang Starr, Pete Rock & CL Smooth, Smif-N-Wessun, Nas, Show & A.G. ou encore des Beatnuts. Il fallait aussi trouver un éditeur. Pour moi Le Mot et le Reste était une évidence. J’ai donc fait une proposition à son éditeur, Yves Jolivet. Nous en avons discuté. Finalement le projet a abouti.
« New York State Of Mind correspond parfaitement à l’esthétique new-yorkaise des 90’s, celle qui est passée à la postérité. »
Le titre du livre est une référence au morceau de Nas du même nom sur l’album de référence Illmatic. Cette chanson résume-t’elle l’histoire du rap de New York ?
Le titre est clairement une référence au morceau de Nas pour plusieurs raisons. La première est d’un point de vue musical. Le morceau correspond parfaitement à l’esthétique new-yorkaise des 90’s, celle qui est passée à la postérité. L’utilisation des deux samples de Joe Chambers et de Donald Byrd donne un côté cinématographique et une sorte de tension sublimée par l’écriture et le flow. La deuxième raison réside dans les lyrics du morceau. Nas raconte le New York des ghettos noirs des années 1990. La période, qui suit la « crack era ». Celle qui a laissé de profondes traces sur la jeune génération de cette période. Ce morceau contient aussi cette culture de la violence très présente avec les références au film Scarface. D’une certaine manière, ce morceau résume une partie de l’Histoire tout en faisant partie de l’Histoire.
Quels ont été tes critères pour le choix des albums de cette anthologie ?
Ils ont été doubles. A la fois l’impact historique, c’est-à-dire ce que l’album a de représentatif d’un groupe, d’une époque et d’un style. Et puis, j’assume un choix subjectif. La chance a fait que certains albums cumulaient les deux. Résumer le rap new-yorkais en 100 albums c’est se confronter à des choix difficiles. Mais c’est ce qui demeurait intéressant dans cette démarche. Certains choix n’étaient pas évidents. J’ai modifié un nombre incalculable de fois la sélection. Car j’avais envie d’en mettre cinquante de plus. Il a fallu recadrer, mettre des albums, qui pour moi étaient moins évidents. J’ai volontairement écarté certains opus comme le Get Rich or Die Tryin’ de 50 Cent au profit d’un album à mon sens mieux produit comme Beg 4 Mercy du G-Unit. Cet album est le reflet de l’impact d’un rappeur sur une période, mais aussi le symbole de l’emprise d’un groupe sur l’industrie.
D’autre part, Sylvain Bertot avait déjà publié chez le même éditeur deux ouvrages sur le rap, dans lequel de nombreux albums figuraient déjà. J’ai là aussi parfois essayé d’éviter les doublons, dans la mesure du possible. Mais comment parler du rap new-yorkais sans évoquer The Infamous de Mobb Deep ?
Le premier album de ta sélection est l’album The Message de Grand Master Flash and The Furious Five. Pourtant, dans la première partie du livre, tu cites les précurseurs du rap new-yorkais comme Sugar Hill Gang, Kurtis Blow et même Gil Scott Heron ou The Last Poets. Pourquoi ne pas les avoir mis dans ta sélection ?
Pour moi, savoir avec quel album j’allais commencer cette sélection a été une véritable torture. J’ai volontairement écarté le premier Sugar Hill Gang. Car l’album repose essentiellement sur Rapper’s Delight. Pour Kurtis Blow, Sylvain Bertot avait déjà chroniqué le premier album. Je me suis alors dit que The Message de Grandmaster Flash & The Furious Five pouvait parfaitement inaugurer cette sélection. Dans la mesure, où il intègre une certaine conscience sociale et un groupe emblématique qui s’est rodé au terrain. En ce qui concerne Gil Scott ou les Last Poets, beaucoup les considèrent à juste titre comme des sources d’inspiration. Mais on ne peut pas les considérer comme des rappeurs. Ils ont néanmoins joué un rôle fondamental dans la prise de conscience sociale au sein de la communauté afro-américaine.
« Method Man se moquait des types cherchant à rassembler l’argot utilisé dans le rap. Il disait que chaque coin de New York avait son propre argot. Il était inutile de référencer ces langages, tant tout allait vite en terme de néologisme. »
Tu cites à de nombreuses reprises les différents quartiers de New York, déterminants dans le développement du rap comme le Bronx ou le Queensbridge… Cette diversité artistique liée à ces différents quartiers a-t-elle joué en faveur du rap new yorkais ?
Oui tout à fait, cette spécificité est essentielle dans la construction du rap new-yorkais. Le rap new-yorkais s’est polarisé géographiquement autour d’arrondissements précis. Le Bronx en particulier qui l’a vu naître, même si une autre théorie circule sur sa naissance à Brooklyn. Ce qui est intéressant avec cette polarisation est que chaque coin de New York avait une identité marquée. Le Bronx comme berceau historique défendu par le Boogie Down à la fin des 80’s avec un mélange de gangsta et de prise de conscience sociale. Le Queens autour du Juice Crew chapeauté par Marley Marl, qui s’est élargi géographiquement par la suite. Long Island a bousculé les codes avec Public Enemy, Rakim, EPMD. Certains rappeurs sont les héritiers de ce « slow flow » de Long Island comme Roc Marciano. Il faut citer Staten Island avec le Wu, mais aussi plusieurs quartiers de Brooklyn.
Après ma sélection ne s’est pas seulement limitée à NYC. J’ai étendu la recherche à l’ensemble de l’Etat de New York. De cette manière, on retrouve des artistes comme Grand Puba, DMX, les Doppelgangaz. Les quartiers ont leur propre identité, leur slang. Chacun possède une véritable richesse. Je me rappelle d’une interview de Method Man, qui se moquait des types cherchant à rassembler l’argot utilisé dans le rap. Il disait que chaque coin de New York avait son propre argot. Il était inutile de référencer ces langages, tant tout allait vite en terme de néologisme.
Rakim, Guru et RZA en solo ou avec leurs groupes respectifs sont les rares artistes à avoir plusieurs albums cités dans ta sélection. Ce fait est-il du à leur rôle prépondérant dans l’histoire du rap new-yorkais ?
Rôle prépondérant ou pas, la symbolique rentre également en jeu. En solo ils ont continué à développer leur art, mais dans une certaine limite. Car, par exemple, j’aime peu les solos de RZA. En revanche son boulot sur la B.O. (import Japonais) de Ghost Dog est fabuleux. Il a su ainsi déplacer l’esprit du Wu vers le 7ème art. Pour Rakim, durant toute la première moitié des 90’s qui se situe avant son 18th Letter, la majorité pensait qu’il était dépassé. Mais son album se révèle superbe. Par contre, j’ai moins d’affinité avec The Master. En ce qui concerne Guru, je considère le premier volume de Jazzmatazz comme un concept extrêmement intéressant. Car il va au bout de son concept. Cet album ne ressemble en rien à un opus de Gang Starr.
Tu fais souvent référence au rap de la West Coast dans l’ouvrage. Certains artistes californiens se sont inspirés des tendances new-yorkaises pour développer leur style. Es-tu de cet avis ?
Oui effectivement, au niveau des sonorités ce constat est assez flagrant. Même Ice Cube s’est frotté aux productions du Bomb Squad, tant leurs productions étaient absolument monumentales. Elles correspondaient à un ton, qui collait à un propos. Je pense aussi à un type comme The Alchemist, originaire de Bevery Hills, qui a été nourri au rap new-yorkais. Il a fini par intégrer le giron de Mobb Deep grâce à Infamous Mobb. L’impact de New York a été gigantesque.
« Le titre de King Of New York est un pur titre médiatique basé notamment sur les ventes d’albums et la renommée. »
Né dans les Block Parties des années 70, la culture du beef est une constante majeure du rap new yorkais. A-t-elle aidée à construire la légende de New York et celle de son titre tant convoité de King of New York ?
La culture du beef est à mon avis une culture dérivée de celle des gangs. Elle a été transposée sur le plan du duel verbal. Le beef avec le temps a pris une ampleur médiatique à partir du milieu des années 1990. Cette popularité lui a donné son importance aux yeux du public. Même si ce n’est qu’une posture. De fait, s’est créé un titre de « King Of New York », qui est un pur titre médiatique basé notamment sur les ventes d’albums et la renommée. Ce titre a contribué à créer des tensions entre rappeurs. Néanmoins il a aussi agrémenté la légende de New York, capitale du rap et de l’argent. C’est aussi une ville, dont l’architecture est liée au concept de verticalité avec une base et un sommet. Le sommet étant occupé par ceux, qui ont le mieux réussi. Ces élus se rapprochent ainsi du pouvoir, d’où le titre de King Of New York. J’essaie vraiment d’éviter le plus possible ce concept. Il représente réellement l’état d’esprit dans lequel un artiste peut se situer à New York, quand un rappeur atteint un tel niveau dans le game.
Tu évoques aussi le style Mafioso Rap amorcé par des artistes comme Kool G Rap, puis développé plus tard par Notorious Big et Jay Z. Ce style a-t-il dénaturé l’état d’esprit puriste du rap new yorkais ? Etait-il une réponse au Gangsta Rap de Los Angeles ?
Je ne pense pas que cette tendance ait dénaturé le rap. Au contraire elle fait partie intégrante de ce qu’on peut appeler le purisme dans le rap. Un album comme Only Built 4 Cuban Linx de Raekwon est adulé par les puristes. Je pense que c’est une évolution, peut-être une réaction au Gangsta Rap de L.A. et de la Bay Area. Mais déjà à l’époque, New York opposait au Gangsta Rap de la West Coast une alternative plus positive, ironique et plus identitaire comme ont pu le faire les Native Tongues et même Public Enemy. C’est la même énergie, qui part d’un même constat, mais qui s’exprime différemment. Avec le Mafioso Rap, le rap new-yorkais a réussi à trouver une ambiance plus cinématographique, moins basée sur l’image du mac et plus sur celle du gangster et du player. Il y a un côté très mobster italien agrémenté d’une identité très proche du ghetto.
Certains artistes new-yorkais ont essayé de lancer de nouvelles tendances dans les 90’s comme l’Horrorcore avec Gravediggaz ou Flatlinerz. Néanmoins ces styles n’ont pas su perdurer. New York n’est il pas prisonnière de ses propres codes ?
Il est clair que l’Horrorcore à New York n’a pas perduré. D’ailleurs les Flatlinerz ont été considérés comme des opportunistes à l’époque. Car Redrum était en fait le neveu de Russell Simmons, qui a signé le groupe chez Def Jam. Les deux albums sont sortis la même année à quelques mois d’intervalle. Le terme horrorcore a été popularisé à New York. On trouve déjà chez les Geto Boys les jalons de ce style.
Le rap new yorkais peut être considéré comme prisonnier de ses propres codes dans la mesure où son esthétique est devenue académique au final. Face à l’arrivée du Sud au début des années 2000, une partie de la scène new yorkaise est devenue de plus en plus perméable et opportuniste.
« Le rap new-yorkais a vu son style conservé dans du formol au fil du temps. Il est parfois devenu caricatural. Notamment chez les anciens, qui avaient du mal à tourner la page. »
À ce propos, tu cites Kool Keith, qui pensait que « Le rap à New York était bien trop rétrograde pour évoluer dans le temps« . Pourquoi affirme t il cela ?
Cette citation résume en partie le personnage. Il est très provocateur quand il affirme cela. Il se place ainsi au dessus de la mêlée. De cette manière, il affirme son côté excentrique, notamment après avoir sorti des albums totalement à contre-courant. Je pense à Dr Octagonecologyst et Black Elvis Lost In Space. D’un certain point de vue, il existe une part de vérité dans ce qu’il dit. Le rap new-yorkais a vu son style conservé dans du formol au fil du temps. Il est parfois devenu caricatural. Notamment chez les anciens, qui avaient du mal à tourner la page.
La fin des années 2000 et le début de cette décennie ont été marqués par la percée de sonorités issues d’autres régions américaines. New York a-t-il subi plus ces influences que su renouveler sa propre musique ?
C’est difficile à dire. Mais il est clair que le Sud est devenu le nouvel Eldorado. A défaut d’être pourvoyeur d’un nouveau style de rap, New York s’est emparé de l’engouement pour le rap sudiste en 1999 sur « Big Pimpin » de Jay-Z avec les UGK. C’est malin de la part de Jay-Z, tout comme le fait de récupérer Scarface sur Def Jam en 2002 pour créer la succursale Def Jam South. Depuis avec la Trap, le son s’est lissé à New York et dans le monde entier. Un type comme A$ap Rocky, qui a été nourri à la Three 6 Mafia dès son plus jeune âge, s’est mis à la page. L’association entre El-P et Killer Mike avec Run The Jewels reste un bon exemple d’hybridation entre sons traditionnels et d’autres sonnant plus South, le tout avec un engagement politique. Il reste encore le versant très traditionnel avec Roc Marciano, qui sème un revival très épuré, ciselé et plein de métaphores.
Aujourd’hui New York revient sur le devant de la scène grâce notamment à l’arrivée des artistes de la Best Coast comme Joey Bada$$, Flatbush Zombies ou The Underachievers. N’est ce pas la redécouverte du style boom-bap par une nouvelle génération ?
Oui en partie. Tous ne versent pas entièrement dans le boom-bap. Par exemple, les Underachievers ont un univers assez éclectique, qui emprunte autant au sud qu’au style new-yorkais, un mélange de tradition agrémenté de psychédélisme. je trouve ce mélange intéressant.
Action Bronson conserve ce côté boom-bap aussi. Il possède un côté Gargantua et Biz Markie, plus une recherche de samples différents apportés par des types comme Alchemist, Oh No ou Party Supplies. Avec New York c’est « chasse le naturel, il revient toujours au galop ». Le boom-bap fait partie de l’ADN du rap new-yorkais. Tout comme on observe un retour des grands collectifs de rappeurs.
Quel avenir vois tu pour le rap à New York ?
Même si je trouve que son identité est moins marquée qu’avant, je pense qu’il y aura toujours des artistes pour se revendiquer de cette ville, de son passé et de sa légende.
Si cette interview vous a plu, courrez acheter le livre New York State of Mind : une anthologie du rap new-yorkais, disponible en Fnac et sur le site des éditions Le Mot et le Reste.
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Crédit photos : Raymond Boyd—Getty Images