Kanye West a-t-il inventé la release sans fin ?
Vous savez déjà ce que The BackPackerz pense de The Life of Pablo : c’est un album de Kanye West qui, encore une fois, nécessite un peu de temps pour en faire le tour. Le temps, paraît-il, est ce qu’il manque le plus à Internet : les informations en continu auraient rendu les délais obsolètes, la diffusion permanente empêcherait la disparition et le droit à l’oubli. Ce bon vieux Kanye a voulu prouver que le temps avait encore un impact sur ses albums. Comment ? En ne les terminant jamais définitivement, avec un concept subtil : la release sans fin…
Souvenez-vous, même si cela fait déjà bientôt trois mois et que vous vous réjouissez de ne plus voir Mr. West apparaître à chaque détour de votre fil d’actualité, mi-février, le rappeur/… /créateur de jeu vidéo (remplir avec ce que vous voulez au milieu) sortait finalement un album attendu depuis 2 jours… après sa date de sortie officielle. West, malin, avait déjà leaké une version de l’album lors d’une release party au Madison Square Garden. Le son y avait d’ailleurs été rippé mais rapidement délaissé du fait de sa piètre qualité. Résultat : la version officielle ne sortait pas sur les réseaux torrent ou sur MediaFire, et West maîtrisait plus que jamais l’impatience de ses fans et l’envie d’en découdre de ses haters.
Comme d’autres artistes, Kanye West choisit une sortie exclusive (et, semblait-il, dans un premier temps, vraiment exclusive) sur Tidal, la plateforme de son compère Jay Z. Ce qui signifie aucun CD dans les magasins, aucun vinyle, aucune distribution physique : tout est centralisé entre les “mains” de la plateforme, qui, seule, détient la “copie originale”. Il est alors uniquement possible, le jour de sa sortie, de streamer l’album sur Tidal ou d’en acheter une copie digitale.
Un mois après cette release, la nouvelle tombe : West a modifié The Life of Pablo, qu’il qualifie désormais d' »expression artistique qui vit, respire et change », en retravaillant la chanson « Wolves » pour y inclure Sia et Vic Mensa. Frank Ocean, qui apparaissait sur la version originale, se retrouve sur un nouveau morceau, « Frank’s Track ». Quelques modifications apparaissent aussi sur « Famous », premier single de TLOP. À la mi-mars, Tidal modifie l’album en stream, mais ne propose pas de nouvelle version à télécharger. Deux semaines plus tard, rebelote : cette fois, ce ne sont pas moins de 12 morceaux, sur les 19 que compte l’album, qui sont modifiés par le rappeur. Les changements varient, du nouveau mix au ré-enregistrement de couplet en passant par l’ajout d’une basse ou d’autres éléments. Cette fois, Tidal envoie un mail aux acheteurs en leur proposant de streamer cette nouvelle version et, surtout, de la télécharger. Les changements les plus notables ont d’ailleurs été brillamment résumés en une vidéo par le site Genius, que vous pouvez découvrir ci-dessous.
« N’oubliez pas de mettre à jour The Life of Pablo »
Il serait facile de conclure que ces changements sont le reflet d’un producteur qui ne vaut plus rien, incapable de terminer son album dans les temps, et qui sauve la mise quelques semaines plus tard. Au vu de la carrière de West, ce serait quand même un peu trop simple (d’ailleurs, il a appliqué le même traitement que The Life of Pablo à Yeezus, son album précédent, en modifiant les sons « Send It Up » et « Black Skinhead », preuve qu’il ne cherchait pas à corriger une sortie précipitée). Au contraire, ces mises à jour musicales semblent bien augurer d’une nouvelle ère, un Internet où les MP3 reprennent une certaine valeur, où avoir acheté (ou streamé) l’album le jour de la release offre un contenu inédit, pas forcément meilleur ou pire, mais vecteur, sans aucun doute, d’une expérience éphémère.
Quand une musique est entièrement diffusée numériquement (Kanye a déclaré qu’il abandonnait définitivement le CD), qui plus est lorsqu’une seule plateforme a l’exclusivité de la diffusion, c’est l’artiste qui reprend la main sur le devenir de sa création. Avec une certaine inquiétude sous-jacente : que se passe-t-il si l’on préférait telle version et pas la plus récente ? Ou si l’artiste, quelques années après la release, décide que l’album ne lui correspond plus, voire en a honte, et le retire simplement de la plateforme de streaming ?
Si la possibilité des mises à jour offre d’intéressantes perspectives en matière d’autoremix et d’upgrades musicaux (un featuring refait des années plus tard avec un rappeur de la relève…), elle soulève également d’autres questions éthiques dans le rapport de l’artiste avec son public mais aussi dans la définition même d’une oeuvre artistique qui se voulait jusqu’ici un travail fini. In fine, c’est même le droit du consommateur qui entre en jeu : à partir du moment où il paye la copie originale de l’album, doit-il automatiquement bénéficier des nouvelles versions, ou ces dernières sont-elles « originales » et donc à payer de nouveau ?
Avec l’industrialisation, la fabrication en masse et la large diffusion de l’art, l’aura cultuelle des œuvres (et surtout celle de la musique) s’est retrouvée amoindrie, expliquait Walter Benjamin : en gros, nous avons une relation de consommation plutôt que d’adoration avec des œuvres devenues plus accessibles. Avec le streaming, on a l’impression que c’est encore pire, et en même temps que c’est autre chose : on consomme, certes (et plus rapidement que jamais), mais l’oeuvre musicale en tant que telle perd de sa valeur. Bref, Walter Benjamin aurait encore plus de quoi se poser des questions.
Dans une mécanique lancée il y a plusieurs années déjà et qui voit la majorité des auditeurs favoriser l’accès à la musique plutôt que la possession, l’achat des albums disparaît face au streaming. West, préoccupé par le pouvoir laissé aux artistes, semble dire : « OK, vous ne payez que 13 € pour accéder à tous ces albums ? Super, mais, en contrepartie, on récupère notre droit moral d’en faire ce qu’on veut. »
MaaS : Music as a Service
Dans un très bon article du site spécialisé dans le web et les nouvelles technologies TechCrunch, le journaliste Tien Tzuo va même plus loin en affirmant qu’en choisissant de mettre à jour sans cesse son dernier album, Kanye West met simplement en pratique la méthode employée par la majorité des startups pour trouver le produit qui soit le plus en adéquation avec les attentes du marché. Cette méthode, appelée « lean startup » et théorisée par Eric Ries stipule que la meilleure manière d’obtenir cette adéquation entre produit et marché (market fit en anglais) est de commercialiser au plus vite une version minimum viable (Minimum Viable Product) afin d’obtenir rapidement les retours des potentiels consommateurs nécessaires qui permettront de faire évoluer le produit dans le sens de leurs demandes.
Une technique qui s’est révélée très performante dans le cas d’un produit marchand, mais qu’on imagine mal appliquée à une œuvre artistique pour la simple raison qu’elle met au centre du processus de création l’auditeur et non plus l’artiste. En voulant permettre aux artistes de conserver un droit d’édition absolu sur leur création, Kanye West a peut-être ouvert la boite de Pandore d’une création musicale dictée par les retours des auditeurs. À quand le call center Tidal qui prend bonne note des demandes de modifications d’albums soumis par les fans de Kanye ?
Et vous, la release sans fin, pour ou contre ?