Detroit State of Mind
On aime imaginer sa ville, sa région comme étant à l’origine d’un mouvement, l’âme d’un courant. Les rastafaris ont l’Éthiopie et la Mésopotamie est considérée comme le berceau de l’humanité, mais ne peut-on pas imaginer Detroit comme le berceau de la contre-culture américaine ?
Ville du sud du Michigan aux États-Unis, Detroit tient son nom de la rivière « Detroit » qui la traverse. La ville apparaît aujourd’hui en perdition, avec la fin de l’ère industrielle et la crise des subprimes, Detroit est au bord du gouffre. En 2013, la situation économique et sociale de Detroit était désastreuse: la dette s’élevait à 18,5 milliards de dollars. De plus, la situation démographique est des plus préoccupantes avec la perte de la moitié de ses habitants en 60 ans. Le 18 juillet 2013, la ville se déclare en faillite. Une triste réalité bien loin de la richesse culturelle de cette cité.
Motor City – Motown
Il est difficile d’imaginer l’état économique de Detroit quand on sait qu’elle a accueilli pendant des années le « Big Three » (Ford, Chrysler, General Motors), les industries les plus puissantes des États-Unis. L’industrie automobile a marqué au fer rouge la culture de cette ville du Michigan. À l’instar du label Motown (pour « Motor Town ») créé en 1959 par Berry Gordy qui s’en est inspiré à l’heure de se trouver un nom. Le label est considéré comme l’un des plus importants de l’histoire de la musique. Synonyme de toute une époque, la musique Soul de la Motown fut au coeur du mouvement des droits civiques, des protestations contre la guerre du Vietnam et des bouleversements sociaux des années 60 et 70. Avec une importante communauté noire travaillant dans les usines fumantes de l’industrie automobile, le vivier de stars était foisonnant. Le fondateur Berry Gordy était lui-même, plus jeune, ouvrier sur une chaîne de montage de voitures Lincoln à Detroit.
La son de la Motown débarque dans les années 60, où la ségrégation est encore très présente aux États-Unis. La musique était alors un catalyseur, un instrument d’intégration. Durant ces années où les tensions raciales étaient maximales, le gap entre les blancs et les noirs paraissait infranchissable. Néanmoins, le fédéralisme des mélodies Soul adossé à leurs paroles a permis d’abaisser les tensions et de rapprocher les hommes. La Motown voulait toucher le plus d’audience possible avec sa musique populaire, capable de rassembler la jeunesse. La volonté d’émancipation est grande et trouvera en ce label une bande-son révélatrice de l’époque.
La communauté afro-Américaine de la région de Detroit prenait peu à peu confiance en elle et ne se cachait plus. Elle pouvait être fière de sa musique diffusée dans tous les transistors du pays (Michael Jackson, Smokey Robinson, Marvin Gaye, Stevie Wonder, les Temptations…).
L’influence de la Motown dans le Hip-Hop
L’influence de la Motown est encore partout présente dans la culture musicale aussi bien aux États-Unis qu’à travers le reste du monde. Les artistes du label sont devenus de vraies légendes et sont souvent cités comme référence pour les nouvelles générations.
L’art du sample, voilà de quoi se nourrit le Hip-Hop et quoi de plus jouissif pour un digger que de se retrouver chez un vieux disquaire à Detroit enseveli sous une pile de galettes estampillées Motown. On le sait, les producteurs double H raffolent de ces vieux vinyles Soul pleins de poussière. Il est clair que les artistes de Detroit ont un vrai avantage comparatif par rapport à leurs homologues rappeurs : ils vivent sur la terre sainte de la Soul.
La scène Hip-Hop de Detroit a la chance de posséder à la fois une histoire et un héritage riche, mais aussi un avenir prometteur. Il est certain que Detroit a toujours eu une place importante dans le « rap jeu ». Les freestyles crasseux entre MCs aux mics brulants ne se sont jamais vraiment arrêtés. Avec Eminem comme fer-de-lance, le Hip-Hop du Midwest a su faire entendre de sa voix. Et que dire de l’impulsion du mythique groupe Slum Village qui a éclaboussé de son talent le milieu underground.
James Dewitt Yancey (1974 – 2006)
Impossible de parler de Detroit sans faire un petit aparté sur James Dewitt Yancey alias Jay Dee aka J Dilla. Ce producteur est, pour moi, sans aucun doute l’un des plus doués de sa génération. On peut même le classer dans la catégorie « légende ». Avec une mère chanteuse d’opéra, passionnée de musique classique et un père bassiste, le destin de Jay Dee était tracé: la musique.
Véritable autodidacte, il se mit très vite à jouer tout type d’instruments: piano, violoncelle, batterie, guitare. C’est grâce à cette musicalité développée dès son plus jeune âge qu’il va devenir le producteur exceptionnel qu’on connaît. Après ses études à Farwell Middle School, Yancey va s’inscrire à la Davis Aerospace Technical High School. C’est là qu’il va commencer le DJing et faire ses premières armes dans les soirées étudiantes. C’est dans les années 80’s que Yancey rencontre T3 et Baatin à la Detroit Pershing High School où il passait sa dernière année d’études. Ils montent à eux trois le groupe Slum Village et deviennent très vite la référence Hip-Hop de Motor City, notamment grâce aux productions ultras léchées et travaillées de Yancey. S’en suit une montée fulgurante à travers le rap jeu et Yancey se met à travailler avec les plus grands (Pharcyde, De La Soul, Busta Rhymes, A Tribe Called Quest). Il va devenir un producteur incoutournable et indispensable pour le game.
Malheureusement, deux ans après la sortie du majestueux Jaylib (2004) en collaboration avec Madlib, Yancey s’éteint (10 février 2006) suite à une rare maladie du sang. Emporté trop vite, Jay Dee reste et restera la référence du milieu underground de Detroit. Il était considéré pour beaucoup comme un génie qui avait toujours un coup d’avance sur son temps. Detroit pleure sa légende, mais la jeune garde est prête à prendre le relais.
Motor City sort de l’ombre
Eminem et Royce Da 5’9″ sont les premiers artistes à avoir réussi à s’imposer hors des frontières du Michigan. Le premier a vraiment explosé dans le milieu mainstream en solo, mais aussi à travers son groupe D12. Quant au second, son parcours fut légèrement plus compliqué notamment dû à sa brouille avec Eminem et Dr Dre. Sans parler de son petit passage par la case prison (et ce sans passer par la case départ ni toucher les 20 000$ !). Cependant, le rappeur aux lunettes fumées continue de rouler sa bosse dans le rap.
Royce Da 5’9″ nous rappelle le long chemin parcouru par le milieu Hip Hop de Detroit :
« When we first started, if you went anywhere abroad and said that you were a Detroit rapper, nobody cared. We kind of have a name now. We’ve grinded to the point that we’ve created a standard that I’m very proud of. We have to live up to that standard. »
Au niveau des vétérans, Guilty Simpson s’en sort plutôt bien avec sa récente signature chez le label Stones Throw et n’oublions pas côté DJ, le très bon House Shoes qui rythme les soirées des clubbers de Detroit.
Une jeunesse qui a les crocs
La ville est aujourd’hui au bord du gouffre financier et est à deux doigts d’être placée sous tutelle par le gouverneur de l’État du Michigan. Une situation économique et sociale calamiteuse où les emplois se font rares et où les maisons abandonnées à leurs créanciers se multiplient dans certains quartiers. Dans ce contexte morose, le Hip-Hop local quant à lui regorge de pépites et n’abdique pas, bien au contraire. La relève est en route et a des choses à dire.
L’heure du réveil a sonné. D’abord par le MC/Producteur Black Milk qui a été l’un des premiers à relancer la machine. Loin de la scène mainstream il a su s’imposer dans le milieu comme un des rappeurs/producteurs les plus talentueux et prolifiques de sa génération. N’oublions pas non plus Elzhi (ex-Slum Village) qui a décollé en solo. Comment parler de relève sans évoquer le talentueux Apollo Brown, qui a su donner un second souffle à la production locale avec une entrée fracassante dans le game grâce au sublime album Gas Mask (2010). Un opus en collaboration avec The Left, deux lascars du coin (Journalist 103 et DJ Soko). Un album qui nous rappelle que le fantôme de Jay Dee plane encore sur cette ville mythique. Apollo Brown est un enfant de la Motown, il possède une facilité et une aisance assez déconcertante à allier de vieux samples Soul avec des boucles de drums à te faire péter le tympan. Pas de doute, les producteurs de Detroit ont ça dans le sang.
Côté MC pur et dur, c’est Danny Brown qui a su impressionner ces derniers temps avec The Hybrid (2010), XXX (2011) et Old (2013). Il s’est révélé comme une valeur sûre du rap jeu . Il a su imposer sa patte, sa marque de fabrique. Une allure de travelo toxicomane, des beats hypnotiques pour un rap authentique et décalé.
Pour ce qui est de la jeuneuse, on peut aussi apprécier la percée du groupe Clear soul Forces. Un nouveau crew qui joue des coudes et essaye de s’imposer au niveau national. Clear soul Forces, un quatuor composé de : L.A.Z., E-fave, J-Roc et Ilajide. Google nous apprendra que le groupe est né lors d’une nuit blanche ou les 4 MCs enregistraient leur set respectif dans un studio où par coïncidence Royce Da 5’9″ faisait lui aussi vibrer le mic pour son album Street Hop (2009). Prenant leur courage à deux mains les 4 lascars décidèrent de faire écouter à Royce leurs vocalises. Impressionné par les 4 gamins, le MC leur suggéra de former un groupe. Clear Soul Forces était né.
Vous l’aurez compris, Detroit foisonne de bons artistes. La dureté de la vie dans cette ville secouée par des difficultés financières et une criminalité bondissante, pousse les jeunes à prendre le mic pour s’exprimer. Le but de ce papier n’était en aucun cas de dresser une liste exhaustive de tous les acteurs du game de Detroit, mais d’essayer de vous présenter les artistes qui ont façonné l’histoire HH de cette ville. Detroit a toujours été bercée par la musique. La Motown a lancé le mouvement de cette contre-culture noire américaine, une rampe de lancement parfaitement adaptée aux in(a)spirations Hip-Hop. Une porte entrouverte qui a permis à de nombreux artistes de s’émanciper. En effet en début d’article je vous parlais de berceau et bien croyez-le ou non, mais Detroit et aussi considéré comme le berceau de la musique Techno, mais ça, c’est une autre histoire …