Le rayon de soleil de ce premier vendredi de mars pluvieux et parisien arrive de Californie. Internet en a frémi pendant quelques heures et nos oreilles avec : Kendrick Lamar a sorti un EP. Comme ça, par surprise. Merci.
A la façon d’un cadeau emballé dans l’urgence pour satisfaire ceux qui croient encore au Père Noël, King Kendrick a sorti son dernier projet untitled unmastered. dans le plus simple appareil qui soit : une pochette d’une sobriété ascétique, une tracklist qui se résume à untitled., et une date. Point. S’il n’y a rien à voir, il y a donc certainement à écouter. Eu égard aux dernières sorties pétries de talent et de messages politiques dont Kendrick Lamar nous a gratifié, la découverte de cet opus ne peut que susciter de la frénésie.
Pourtant, lorsque le patron de TDE faisait une revue d’effectif il y a quelques jours, bien que tout le monde ait vu le nom de KL auquel un projet était accolé, nul n’osait spéculer sur la date de sortie d’un prochain opus. D’autant que l’imminence des projets de ses compères ScHoolBoy Q et Isaiah Rashad semblait avérée.
Nous le disions, hormis des tracks sans titre et seulement numérotés et datés (entre le 28 mai 2013 et l’énigmatique track 7 qui ne porte aucune date précise : 2014 – 2016), ce projet ne révèle rien et parait très énigmatique. L’opus, dont le package visuel semble indiquer qu’il a été préparé à la va-vite, n’a pourtant rien d’un travail d’amateur. En 8 morceaux et un peu plus de 30 minutes d’écoute, Kendrick Lamar démontre qu’il a les épaules larges. Et qu’il a décidé de porter le hip-hop à un nouveau niveau de conscience politique et musicale.
Ce qui est notable, c’est que les morceaux sont dans la même veine de production que To Pimp A Butterfly. On retrouve par exemple les mêmes inspirations jazzy et les rythmes déliés qui permettent au natif de Compton d’enrichir la musicalité de l’opus en changeant de flow à l’envie. Pourtant, nous le révélions précédemment, l’équipe de production a quasiment changé du tout au tout : Yung Exclusive, Nard&B, Ali Shaheed Muhammad, Adrian Younge et même Egypt Dean, le bambin de 5 ans de Swizz Beatz et Alicia Keys, qui aurait contribué à la seconde partie du track 7…
En prêtant l’oreille, on retrouve les éléments qui ont fait la signature musicale de TPAB. Comment ne pas reconnaître, par exemple, l’habileté au saxo empruntée à Kamasi Washington qui, d’impros en notes haut perchées, illumine la partition de morceaux à la musicalité complexe ? Dans « untitled 2 06.23.2014 », tout concourt à séduire l’auditeur : un beat lent et profond chromé au soleil californien, des inspirations free jazz au saxo, des rolls collés au beat comme pour compenser chaque descente et une mélodie qui repose entièrement sur le clavier dont la tâche est d’assurer la cohérence du morceau. Et puis des déclinaisons rappistiques de haute volée : en un peu plus de quatre minutes, KL varie son flow, le faisant aller d’un rap presque chanté à du spoken word. Le grand écart stylistique est assumé, comme ç’avait déjà été le cas avec TPAB, et il est surtout parfaitement maîtrisé. Ils sont peu à pouvoir embrasser un si large panel d’inspirations musicales. Et encore moins à le tenir.
Kendrick Lamar – « untitled 02 06.23.2014 »
La troisième composition de cet EP est un morceau que King Kendrick avait joué dans un live époustouflant sur le plateau du Colbert Show. La production est d’ailleurs signée Astronote, le beatmaker français dont l’anonymat ne mérite que de prendre fin. Surtout lorsqu’on constate que c’est la fine équipe de « These Walls » qui s’empare de ce morceau (Bilal, Thundercat et Anna Wise) et que KL lui-même réclame que la batterie s’emballe.
Dernière mention pour la production du track 6, assurée par Ali Shaheed Muhammad et Adrian Yunge, où on reconnait la voix de Cee-Lo Green et une rythmique construite autour de percussions qu’on dirait empruntées aux carnavaliers cariocas.
Au final, que penser de cet opus ? En soit, que cet EP est une bonne nouvelle. Déjà parce que Kendrick Lamar réaffirme qu’à chaque étape de son chemin dans l’industrie musicale, il concevra son propre format et que projet après projet, sa créativité ne cessera de s’aiguiser. De plus, la qualité de son écriture et l’audace artistique dont il fait preuve en réhabilitant aux yeux des néophytes des styles comme le spoken word ou le free jazz et en y intégrant de la soul ou du G Rap sont des prouesses de syncrétisme.
Pourtant, tout n’est pas parfait dans cet opus qui, à l’évidence n’a pas été mixé. A l’oreille, le rendu est donc parfois déroutant et l’auditeur semble parfois assister en voyeur à des sessions studios volées. La narration non plus n’est pas particulièrement soignée mais c’est une conséquence logique de cette absence de mixage. Pour autant, la portée politique de chaque morceau n’échappe à personne. Au-delà de ça, et malgré le titre, le mastering ne parait pourtant pas si mauvais d’ailleurs. Dans le même temps, comment imaginer que des artistes du calibre de Terrace Martin ou Adrian Younge puissent saboter leur travail sans quelques révisions de rigueur ?
Et puis, dans la lignée de To Pimp A Butterfly, Lamar replace le hip-hop au centre de ce pour quoi il est né : un mouvement artistique d’abord, de revendication ensuite, d’affirmation de soi et d’accomplissement dans le meilleur des cas. Et franchement, outre le message politique et sa portée, il est extraordinaire d’être contemporain de ce genre d’artiste capable d’emporter avec lui des talents de tous horizons et de faire bouger les lignes de son style de prédilection. On en redemande.