A Tribe Called Quest – We Got It From Here… Thank You 4 Your Service

Novembre 2016

A Tribe Called Quest

We Got It From Here... Thank You 4 Your Service

Note :

La nouvelle est tombée en août : A Tribe Called Quest prépare un nouvel album. Dans le rap, ce genre d’annonce est généralement suivie d’une longue attente. Mais à peine trois mois après cette promesse formulée par L.A. Reid (le patron de Epic Records) au micro du Rap Radar Podcast, We Got It From Here… Thank You 4 Your Service fait son apparition en streaming sur Spotify. Ce sixième album de ATCQ, après 18 ans d’absence en vaut-il la peine? Il semblerait bien que oui!

We Got It From Here… Thank You 4 Your Service est un album à la saveur particulière, du fait du décès récent de Phife Dawg, malade du diabète dont des complications lui ont été fatales. C’est en quelque sorte un album d’adieu, qui met fin à l’immense (par la qualité) discographie de A Tribe Called Quest. L’ombre géante de ce rappeur nain (il était surnommé The Five-Foot Assassin) plane incontestablement sur ce dernier disque, mais sans plomber l’ambiance, sans obscurcir les consciences.

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Le son de la tribu

2016 est le retour en grace du collectif Native Tongues. Un peu plus tôt cette année, De La Soul nous gratifiait d’un nouvel album intitulé And The Anonymous Nobody. Posdnuos et son équipe ont fait le pari de changer radicalement d’esthétique en faisant la part belle aux sonorités organiques, voire acoustiques. Le groupe tourne à présent avec un groupe live, une tendance qui séduit beaucoup de vieux briscards du Hip Hop. Exit le boom bap des années 90 donc, un choix qui a pu dérouter certains fans de la première heure. Même si Tip et Phife ont sensiblement mis à jour leur recette, leur approche est restée plus classique que celle de leurs camarades de De La Soul.

Qu’est-ce qui fait le « son » A Tribe Called Quest? Quel est le plus petit dénominateur commun de tous les albums de ce groupe décidément indémodable? Cet ingrédient indispensable, c’est le jazz, musique qui hante le moindre recoin du corps et de l’âme de Q-Tip. L’influence de cette musique que certains appellent « afro-american classic music » se ressent sur chaque morceau du répertoire de ATCQ.

« The tranquility will make you unball your fist / For we put Hip Hop on a brand new twist / A brand new twist with a whole heap of mystic / So low-key that you probably missed it / And yet it’s so loud that it stands in the crowd. »

Q-Tip – « Jazz (We’ve Got) »

We Got It From Here… possède indéniablement ce petit rien de jazz qui avait fait le succès de ATCQ au début des années 90. Dès « The Space Program », premier morceau du nouvel album, on est transporté par un beat sautillant et le flow très rythmé de Jarobi, Tip et Phife. Même si on a changé de siècle et deux fois de décennie depuis le dernier album de Tribe, les basiques sont toujours en place. On entend sur « Dis Generation », « Black Spasmodic » ou encore « Ego » certaines réminiscences de l’époque Midnight Marauders. La preuve qu’on peut dépasser le si précieux « boom bap » caractéristique des années 90 et conserver son identité musicale.

Un des privilèges de la notoriété, c’est de pouvoir prendre des risques artistiques. Quand on a à ce point marqué l’Histoire du rap, il est plus facile d’oser certaines choses. A Tribe Called Quest en a profité pour inviter sur We Got It From Here… l’une des plus grandes figures de la pop, j’ai nommé Elton John. Il n’est pas si rare de voir figurer sur la liste des featurings d’un album des artistes étrangers au rap game, mais Elton John tout de même… Q-Tip ne s’est pas contenté de sampler « Benny And The Jets », il a aussi demandé au Captain Fantastic de chanter et de poser quelques notes de piano sur la conclusion de « Solid Walls Of Sound ». De la même manière, on constate également la présence sur l’album de Jack White et de sa guitare.

Plus engagés que jamais

Voilà donc un bel emballage sonore pour ce sixième album de Tribe. Qu’en est-il du contenu? On appréciait jadis ATCQ pour l’humour pince-sans-rire distillé dans des textes très finement écrits. La joyeuse bande du Queens s’est également taillé une image militante, celle d’un groupe de rap engagé politiquement et socialement pour l’avancement de la cause des afro-américains, et plus généralement des américains les plus défavorisés. Il n’a échappé à personne que nous vivons des temps troubles, des deux côtés de l’Atlantique. Le relatif silence des rappeurs est pour le moins frustrant, la majorité d’entre eux se contentant d’une simple posture anti-Trump et anti violences policières. La politique ne les intéresse plus, à l’exception d’une poignée de résistants dont l’exemple le plus parlant est Kendrick Lamar (ce dernier est d’ailleurs présent sur le disque qui nous intéresse aujourd’hui). Mais lorsqu’en 2016 au lendemain de l’élection du président Trump, A Tribe Called Quest sort de son silence, ce n’est pas pour rien.

« Troublesome times kid, no times for comedy. / Blood clot, you doing, bullshit you spewing. / As if this country ain’t already ruined. / In lieu of these mumbling, fumbling / Swearing they’re the greatest. / Online they debate us, if we different, then we’re haters. / We ended our hiatus, the dogs looking for food / The nucleus is here now. »

Phife Dawg – « Conrad Tokyo »

Le titre de l’album, We Got It From Here… Thank You 4 Your Service, annonce la couleur sans ambigüité. Tip, Phife, Ali et Jedi souhaitent reprendre la main sur le rap game et donner une leçon de rap combat à tous ceux qui ont oublié que la politique a toujours été au centre de cet art. Cela n’empêche pas Tip de saluer sur le morceau « Dis Generation » certains des emcees qui font l’actualité du Hip Hop : « Talk to Joey, Earl, Kendrick and Cole, gatekeepers of low. They are extensions of instinctual soul. »

We Got It From Here… est un album dense. De nombreux sujets de société sont abordés par ATCQ. L’intolérance dans la société américaine (« The Space Program », « We The People »), les angoisses liées au monde moderne (« Melatonin »), le sort des vétérans de l’armée (« The Killing Season »), la jeunesse et ses illusions (« Kids »)… Le ton n’est toutefois pas scolaire, il n’est pas question de jouer les donneurs de leçons. C’est toujours la musicalité qui prime, ainsi que la qualité de l’écriture des textes. Tip et ses compères privilégient les bonnes formules et les rimes bien senties, ce qui n’enlève rien à la force de leur propos. ATCQ parvient à maintenir le juste équilibre entre rap conscient et poésie populaire.

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Une des dernières photos des 4 membres d’ATCQ réunis – Crédit Lizzy Brodie

We will miss you Phife

On trouve aussi sur ce dernier album de ATCQ deux vibrants hommages à Phife Dawg, dont le décès en mars dernier a ému les amateurs de Hip Hop du monde entier. Le premier s’intitule « Lost Somebody », c’est le douzième morceau de l’album. Tour à tour Q-Tip puis Jarobi dressent un portrait touchant de leur ancien partenaire. La hargne et la détermination des deux emcees disparaît alors au profit de la mélancolie et de la douceur. Le second morceau dédié à Phife est « The Donald », qui ne fait non pas référence à Trump, mais à Don Juice, surnom relativement peu connu de Phife. Le morceau est superbe, c’est une conclusion parfaite pour l’album. On y retrouve Busta Rhymes, collaborateur de longue date de Tribe. Il apparaît en tout sur 4 morceaux de We Got It From Here… ce qui fait quasiment de lui le cinquième membre de ATCQ. Sa prestation est impeccable, il fait mouche à chaque fois. Son couplet sur « Mobius », où il partage le micro avec Consequence (autre invité récurent sur l’album) est absolument incroyable.

« Never thought that I would be ever writing this song / Hold friends tight, never know when those people are gone / So, so beautiful, opined indisputable / Heart of a largest lion trapped inside the little dude. »

Jarobi, « Lost Somebody »

On peut dire sans se tromper que We Got It From Here… est un album réussi, qui pourrait peut-être bien même être l’album de l’année. C’est dire beaucoup au vu de la qualité du cru 2016. Ce dernier album de A Tribe Called Quest n’est pas seulement un bon album de rap, c’est un bon album de musique. Il y en a pour tout le monde, que vous soyez conscients et engagés, que vous aimiez danser, que vous aimiez chanter, rêver, rester assis et penser. Revenir après 18 ans d’absence aurait pu donner le vertige, Tip et ses collègues auraient pu se dégonfler. Mais heureusement pour le Hip Hop, ils ont repris le MIC.

Écoutez We Got It From Here… d’A Tribe Called Quest